Romans


Yves Ravey

Alerte


1996
128 pages
ISBN : 9782707315267
10.65 €
30 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Mandrake Lennox, rapporteur à la Chambre des Sites, ne dispose que d'une journée pour révéler, aux historiens participant à la visite du camp de Waxhausen, les effets du salpêtre sur le mirador. Il en va de la validité scientifique de sa découverte.
Simultanément, comme il pressent le danger qui menace sa fille à cause du mystérieux Karl, il se demande s'il peut compter sur sa femme quand elle lui promet de se rendre au rendez-vous qu'ils ont le soir même.
Autant d'interrogations qui le tiennent en alerte. Doit-il quitter le camp et rejoindre sa fille ou téléphoner à la police ?

ISBN
PDF : 9782707326430
ePub : 9782707326423

Prix : 7.49 €

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Fabrice Gabriel (Les Inrockuptibles, 1996)

Entre la poussière et l'éclair
Un téléphone portable dans un ancien camp de concentration
 
« Yves Ravey publie depuis 1989 des romans qui peuvent se lire comme des métaphores de certaines questions importantes de notre époque. Une preuve nouvelle, s'il en fallait encore, que le jeune roman français ne fait pas le gros dos devant la crise et ce qu'elle met en jeu. Alerte se passe pendant une journée dans l'enceinte d'un camp de concentration, au-dessus du Danube. Un homme, suspendu à son portable, essaie de démêler quelques affaires familiales. Et si, au bout du compte, ceci avait à voir avec cela ?
 
Le quatrième roman d'Yves Ravey vient superbement confirmer l'étendue d'un talent. Par la singularité et la force de son sujet, comme par une maîtrise d'écriture qui montre l'écrivain désormais émancipé de l'ombre tutélaire de Thomas Bernhard, dont on devinait jusque-là l'empreinte. Cette fois, c'est en effet une tonalité d'écriture tout à fait originale que l'on perçoit au fil de cette œuvre nerveuse et enlevée, drôle parfois, qui ne laisse pas d'impressionner par sa puissance symbolique et sa richesse de sens. Il y a là un livre important, qui nous interroge de façon complètement inattendue, mais avec cette sorte d'évidence que permet la littérature, sur la délicate connexion entre le passé et le présent, comme sur la nécessité cruciale de ne pas cesser de les embrasser d'un même regard.
Trente-trois ans après, des déportés reviennent avec des historiens dans le camp de Waxhausen, non loin de Linz. On reconnaîtra là Mauthausen, qui surplombe en effet les douceurs de la plaine danubienne. Venu de Paris, le groupe est accompagné par Mandrake Lennox, rapporteur à la Chambre des sites, qui enquête pour sa part sur un curieux phénomène de dégradation des bâtiments de l'ancien camp : une sorte de salpêtre, qui vient se poser sur eux et les réduit lentement en poussière. Un mirador vient ainsi de se volatiliser. Dans le même temps, des photos prises à l'époque “ se voilent progressivement ”. Comme si le camp et les traces qui en perdurent pour la mémoire collective se trouvaient affrontés à un parasite inconnu, avec, au bout, la menace d'un blanchiment. La métaphore est sans ambiguïté. Yves Ravey suit de place en place les visiteurs guidés par un ancien détenu, Azimov, et restitue avec une précision documentaire l'itinéraire de la mort dans le camp.
On pense, par instants, aux insupportables descriptions cliniques des témoins cités par Peter Weiss, dans L'Instruction. Il montre aussi, en un contrepoint d'abord incompréhensible, Mandrake Lennox souvent tenu à l'écart ou retardé par la sonnerie, complètement incongrue dans cette enceinte, de son téléphone cellulaire. Apparemment, rien à voir avec les investigations scientifiques qui motivent sa présence. Seulement quelques familiales à régler : son petit Nathan mord d'autres enfants à la crèche ; son aînée Rebecca, installée à Munich, fréquente des clandestins et serait menacée par un certain Karl – c'est encore le temps des actions terroristes du groupe Baader-Meinhof ; sa femme Allison, partie à Nuremberg pour son travail, le laisse sans nouvelles, alors qu'elle devait, au retour justement, passer chez Rebecca... À mesure qu'avance la visite, on voit grandir chez lui une sourde inquiétude. Jusqu'à ce qu'il se mette dans une curieuse posture de retrait par rapport au groupe. Puis, par rapport à cette part d'histoire, dont il est chargé d'assurer la conservation matérielle. Que faire, quelle voie en effet choisir, entre ce présent qu'il n'apparaît guère capable de saisir, et ce passé qu'il observe mis en péril par la “ variole de la mémoire ”, se délitant devant ses yeux au moment précis où un autre passé, celui des “ couples impériaux ”, s'affiche rayonnant dans “ les musées du folklore ” ? Ces sonneries de son téléphone, qui retentissent dans les sous-sols, les baraquements ou la cour de Waxhausen, au long du programme de visite, ne sont-elles pas alors des manières d'appels du présent à cet autre temps, lui-même en passe d'être rongé, pour peut-être rétablir entre eux un lien vital ? Yves Ravey propose ici tout un complexe d'interrogations sur cet enjeu majeur, pour qui veut se comprendre et comprendre le sens de son époque autrement que dans l'instant.
Le sujet est fort, traité avec une époustouflante inventivité dans une langue d'apparence impassible, quelquefois pince-sans-rire, mais terriblement efficace et suggestive. Les pages où Mandrake Lennox se voit entraîné malgré lui dans un début de romance avec une historienne du groupe resteront assurément comme une réussite d'humour glacial. Tout comme celles qui le montrent, essayant désespérément d'atténuer les signaux sonores de son portable. Même si, là, derrière, se laisse aussi entrevoir un embarras, ou une tentation de surdité, devant les signaux du présent. La fin du livre, sur une place de Linz où Mandrake doit, au bout de la journée, retrouver sa femme et sa fille, jette, au sens propre, une grande lueur sur une proximité insoupçonnée, mais pleine de sens, entre les événements dans l'ancien camp et les turbulences récentes de sa vie familiale. Tandis qu'un passé apparaît guetté par les risques de l'effacement et qu'un présent ne se donne à lire que de façon brouillée, un homme se tient donc à leur point d'intersection symbolique, dans un ancien camp de concentration, le téléphone collé à son oreille, de plus en plus convaincu que la mémoire des êtres humains se trouve exposée au mêmes irrémédiables altérations que la pierre et le métal de Waxhausen, sous leur couche de salpêtre. Et qu'il y va certes, pour les contemporains, de sa nécessaire conservation, mais tout autant de la compréhension de ce qui, aujourd'hui, se trame. Par exemple pour se prémunir contre des secousses, telles celle qui attend Mandrake à Linz : le grand éclair d'une explosion, venant ponctuer ce récit remarquable d'intelligence suggestive. »
Jean-Claude Lebrun (L’Humanité, 29 mars 1996)

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« On en finit rarement de mourir, dans les romans d'Yves Ravey Ainsi Andréas Nussbaum ne cessait-il de décliner la mort de sa fille défenestrée, dans Bureau des illettrés, roman suicidaire qui abandonnait son histoire en cours de route, longue chute de la littérature au fond d'abîmes à la Thomas Bernhard, ce parrain de haine très tôt salué. Conrad Bligh, le personnage principal du formidable Cours classique, finissait, lui, par rejoindre sa mère carbonisée au terme d'un nouveau Procès qui faisait se rencontrer Nathalie Sarraute et Kafka dans un collège normal : déjà concentrationnaire. Déjà ? Dans Alerte, on ne meurt pas : on est déjà mort. Ce livre pourrait certes ressembler aux précédents : on y retrouve l'agonie d'une mère, le jeu jubilatoire des patronymes et l'ironie cruelle d'une narration qui mêle savamment les voix. Il les dépasse pourtant en basculant dans l'explicite – l’histoire – à l'endroit précis où elle s'arrête : dans un camp. Un camp de la mort, oui, dont le nom fictif – Waxhausen – fait résonner tous ceux de la réalité. Le roman raconte la visite qu'y mènent, trente-trois ans après les “ faits ”, les membres d'une Association des historiens et des chercheurs de la mémoire sous la conduite de trois rescapés, Azimov, Maurice et Mickey. Celui qui les accompagne (et qui tire à lui la fable) est le rapporteur énigmatique de la “ chambre des sites ” : Mandrake Lennox. À lui d'évaluer la progression d'un étrange virus qui ronge les pierres de l'édifice et menace de le faire disparaître. Or, l’étendue du mal se mesure à la prolifération d'un inquiétant “ salpêtre roux ” : doit-on y lire l'image inversée de la paranoïa antisémite ? Quelle incongrue valeur christique ont donc ces trente-trois années passées ? Rien n'est ici vraiment dit, même s'il semble évident que c'est contre les complots de l’antimémoire que Mandrake devra livrer ses improbables tours de magie... À défaut de coups de baguette, ce sont des coups de téléphone qui font en effet surgir l’ailleurs, les voix : encombré d'un appareil portable – objet d'aliénation plus que de communication – Mandrake est comme rappelé aux exigences du dehors, aux turbulences de sa famille. Apparaissent par là les silhouettes de la femme absente, du fils Nathan dont l'agressivité inquiète les institutrices, de la fille Rebecca qui traîne derrière elle l'ombre menaçante d'un certain Karl, peut-être terroriste...
Le roman concentre ainsi passé et présent dans l'espace d'un lieu : un passé si présent qu'on le touche (Maurice ne peut s'empêcher de faire courir ses doigts sur les tuyaux, le bois, toute cette matière de la mort...), un présent si fuyant que se morcelle tout sens possible : le téléphone est cellulaire, il enferme Mandrake dans l'absurdité du dehors fragmentant sa perception du réel en autant de conversations interrompues. Alerte : le titre renvoie à l'urgence, mais les sonneries du portable ont remplacé les sirènes de la guerre et l'appel de la mort. Le roman ne cesse alors de mesurer l'écart de cette faille avec une cocasserie dont semble s'effrayer le narrateur lui-même, qui joue sur notre gêne : Mandrake marche “ dans la cour attenante à la chambre à gaz et au four crématoire ”, mais “ il est ailleurs ” : il téléphone. Yves Ravey nous montre de la sorte comment le lieu se vide – littéralement – de son sens : son récit est celui d'une hémorragie. Sa force vient pourtant de ce qu'il désigne la plaie d'où coule le sens perdu. Bien sûr, il affronte la difficulté de la nommer : “ Ce que nous sommes incapables de concevoir, nous ne le désignons pas, ce qui est bien la preuve qu'aucun homme n'est capable de transcender sa propre condition, puisqu'il ne peut rien imaginer d'autre que lui-même. Eh bien, voyez-vous, il en va de même quand il s'agit d'imaginer les tortures endurées par ces hommes dont je parle. ” Mais c'est précisément cet impossible défi qui légitime l'entreprise littéraire et justifie le refus du pathos. Alerte est en effet un livre inquiétant, sinon terrible, parfois drôle, mais jamais lourd. »

 




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