Paradoxe


Pierre Bayard

Aurais-je été résistant ou bourreau ?


Pour quelqu'un de ma génération, né après la Seconde Guerre mondiale et désireux de savoir comment il se serait comporté en de telles circonstances, il n'existe pas d’autre solution que de voyager dans le temps et de vivre soi-même à cette époque.Je me propose donc ici, en reconstituant en détail l’existence qui aurait été la mienne si j’étais né trente ans plus tôt, d’examiner les choix auxquels j’aurais été confronté, les décisions que j’aurais dû prendre, les erreurs que j’aurais com­mises et le destin qui aurait été le mien.

TABLE DES MATIERES

Prologue

Première partie : Esquisse d’un modèle
Chapitre premier : De la personnalité potentielle
Chapitre II : Du conflit psychique
Chapitre III : De la bifurcationDeuxième partie : La contrainte intérieure
Chapitre premier : Du désaccord idéologique
Chapitre II : De l’indignation
Chapitre III : De l’empathie

Troisième partie : La réticence intérieure
Chapitre premier : De la peur
Chapitre II : Des cadres de pensée
Chapitre III : Du défaut de créativité

Quatrième partie : Le point de bascule
Chapitre premier : De soi-même
Chapitre II : Des autres
Chapitre III : De Dieu

Epilogue

ISBN
PDF : 9782707347817
ePub : 9782707347800

Prix : 8.49 €

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Eric Loret, Libération, jeudi 17 janvier 2013

Chic, une nouvelle enquête du professeur Bayard. Avec, comme à l’accoutumée, une question d’apparence débile (Comment améliorer les œuvres ratées ? Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?) suivie d’un dépiautage en règle des cheveux en quatre, et de solutions beaucoup moins loufoques que la question elle-même.
Aurais-je été résistant ou bourreau ? Titre alléchant, typique des faux questionnements éthico-angéliques, et source de scénarios à deux balles par centaines pour mauvais films hollywoodiens où le protagoniste, renvoyé dans son propre passé ou dans celui des autres, a enfin l’occasion de se comporter en héros - lui qui est plutôt une andouille ordinaire. C’est d’ailleurs ce que Bayard (prof de littérature à Paris-8 et psychanalyste) décide de faire pour répondre à ce faux dilemme. Il enfourche la machine à remonter le temps et va voir durant l’occupation nazie ce qu’il peut bien fabriquer, en se faisant naître en 1922. Evidemment, il lui faut d’abord accepter l’absurdité logique de la démarche et l’absence finale de réponse à la question. En effet, «en me transportant dans le passé et en me donnant un autre contexte de vie, j’influe nécessairement sur ma personnalité actuelle et cesse d’être moi-même, rendant de ce fait l’expérience caduque avant même qu’elle commence». Caramba, c’est le conditionnel qui ne va donc pas.
«Ténèbres». Comme dans un jeu vidéo, Bayard se munit en outre de trois armes pour tenter de deviner ce qu’il aurait pu devenir : 1) les lois de la psychologie «en période de crise», 2) l’observation de situations vécues analogues, et 3) la biographie de son père - «si l’on admet que certains traits psychologiques se transmettent d’une génération à l’autre». Autant le dire tout de suite, et ceux qui connaissent l’œuvre de Bayard s’en doutent : son comportement face à Vichy n’est pas formidable. Freud lui a en effet enseigné (au Bayard né en 1952, pas à celui de 1922) que la pente naturelle de l’homme est plutôt «le glissement vers les ténèbres». Ce qui constitue le vrai sujet de l’essai, c’est ainsi le mystère du «devenir-résistant», car c’est l’attitude de toutes la moins explicable, au regard de ce qu’on sait de la psychologie humaine.
Le plus courant, en fait, face à l’horreur, la torture, la déraison ou même le délitement, c’est de ne rien faire. Bayard cite longuement le Romain Gary de la Promesse de l’aube (1960), lequel ironisait sur ceux qui ont accepté passivement : «Gary n’a pas de rancune envers les Français qui ont accepté l’armistice et dit comprendre ceux qui ont refusé de suivre De Gaulle. Il va même plus loin en reconnaissant qu’"ils avaient raison", ce qui, précisément, aurait dû les mettre en garde. Cette raison qui les a égarés tenait à leur sagesse, leur culture, leur goût des humanités, toutes qualités qui rendent pessimiste sur la condition humaine et ne prédisposent pas à s’engager dans une aventure incertaine
Avant même le pessimisme, sortir du rang pour s’opposer est un effort, surtout quand la pression du groupe s’en mêle. Parmi les exemples que cite Bayard, il y a celui du 101e bataillon de la police allemande (objet du livre de Christopher Browning, Des hommes ordinaires), machine à rafler et exterminer les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à ce qu’on peut croire, ces policiers avaient la possibilité de refuser de participer aux massacres, sans conséquence pour leur vie ni leur carrière. Dès lors, comment expliquer que tous n’aient pas manifesté leur désaccord ? Browning suppose que «ne pas tirer» comme les autres revenait à être activement «asocial à l’égard de ses propres camarades» dans un moment de perturbation des repères où, c’est le point le plus important, «soutien et contact humain» sont très difficiles à trouver. Sur cette question de la déliaison sociale, on se prend du coup à penser que dans des cas bien moins graves aujourd’hui, par exemple dans le cadre du travail, tandis que la crise excite les scissions dans les entreprises, ce devenir-bourreau par passivité trouve un schéma explicatif.
Sur le «conformisme de groupe», Pierre Bayard prolonge la réflexion par une expérience des années 50. Un individu est plongé dans un groupe de ce qu’il croit être des pairs et qui sont, en réalité, des complices de l’expérience. A une question portant sur une donnée objective (par exemple, des lignes de longueur égale), tous les complices donnent une réponse fausse qui défie l’évidence. Comme on s’en doute, l’individu testé «aura tendance à leur emboîter le pas et à donner lui aussi une mauvaise réponse, en niant l’évidence visuelle».
Peut-être pourrait-on alors questionner la notion d’«évidence visuelle» : en affirmant qu’une des lignes est plus longue alors que c’est faux comme le nez au milieu de la figure, le sujet ne fait que souscrire au consensus «réaliste» du groupe. A savoir que la réalité étant une question d’interprétation, il corrige la sienne de façon à la faire coller à celle des autres, il décide de participer à la même réalité que les autres. De mauvaises langues diront : voilà une expérience qui éclaire le travail des critiques littéraires ou de cinéma. Avec tout ça, on n’a pas avancé d’un iota sur les raisons qui poussent à résister. Au fil de son analyse, Bayard considère le cas de nombreux héros et «Justes».
Créativité. Parmi eux, le célèbre Sousa Mendes, consul portugais à Bordeaux en 1940. Lorsque des milliers de réfugiés affluent dans l’espoir de gagner l’Espagne et le Portugal, Sousa Mendes est pris entre la «circulaire 14», qui lui rend difficile (mais pas impossible) la délivrance de visas, et l’avertissement de son ami le rabbin Kruger, qui lui a dit que les Juifs «risquaient la mort». Comme le note Bayard, Sousa Mendes a une réaction étonnante à ce dilemme : il va se coucher. Au bout de trois jours, il se relève et, se disant inspiré par Dieu, décide de signer tous les passeports qui passent. Tel Yayoi Kusama transformée en vishnu du tampon, il délivrera 30 000 visas en quelques semaines à Bordeaux, Bayonne et Hendaye. Pour cela, il fallait une sorte de crise de folie, un «déni de réalité» allié au sentiment intime «que l’on est coresponsable d’une circulaire prise par l’autorité hiérarchique à laquelle on a promis obéissance».
De son enquête, Bayard sort finalement avec une réponse peu encourageante : pour résister, il ne faut pas seulement «sortir du cadre». Il faut aussi jouir d’une force de créativité qui permet d’envisager les «bifurcations» qui n’existent pas encore, l’ensemble des possibles et pas seulement les possibles réalisés. Pire, «cette capacité n’implique pas seulement une re-création du monde, traversé de nouvelles lignes de force qui remodèlent le paysage, elle signifie aussi une re-création de soi».

Isabelle Rüf, Le Temps, 19 janvier 2013

Grand amateur de paradoxes et de jeux de l'esprit, Pierre Bayard s'est rendu célèbre en revisitant de manière iconoclastede grands classiques, de Shakespeare à Agatha Christie.Dans “Aurais-je été résistant ou bourreau”,il aborde une importante question éthique, en se projetant dansun “ personnage-délégué ” dans la France occupée de 1940


Pierre Bayard est né en 1954, dix ans après la fin de la guerre : s'il avait eu trente ans de plus, aurait-il été résistant ou bourreau ? C'est la question que pose son dernier ouvrage. Professeur de littérature et psychanalyste, grand amateur de défis intellectuels et de paradoxes, il est l'auteur d'une bonne dizaine d'essais parus aux Editions de Minuit. Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? (2007) est le plus connu : on y trouve une incitation à la liberté de la lecture. Pierre Bayard aime à intervenir, à changer de lunettes pour aborder les grandes œuvres, à les modifier, en déployant une grande érudition, sans craindre de frôler l'absurde, maniant les armes de l'humour. Cette fois, pourtant, il aborde de front une importante question d'éthique.



Samedi Culturel : En écrivant “Aurais-je été résistant ou bourreau?”, vous abandonnez la veine ludique. Pourquoi avez-vous choisi de traiter maintenant un tel sujet?

Pierre Bayard
: Les gens de ma génération sont nombreux à se poser cette question, à laquelle il est impossible de répondre avec certitude puisque nous sommes les premiers, en Europe, à ne pas avoir connu de conflit. J'ai toujours cherché à marier fiction et réflexion théorique, il en va de même ici, par le biais de la science-fiction ou de l'uchronie, puisque je me projette dans un personnage-délégué né en 1922, comme mon père. Par ailleurs j'ai beaucoup travaillé, dans mon séminaire, sur la question des génocides. C'était un défi de trouver une forme cohérente qui ne soit pas ridicule et de ne blesser personne. S'il y a moins d'humour, c'est que le sujet ne s'y prête pas.


Vous choisissez de vous mettre dans la situation de votre père, cela signifie-t-il que nos comportements sont déterminés ?
J'ai essayé d'être le plus précis, au plus près du vraisemblable. Je me suis donné trois garde-fous : il y a des lois générales scientifiques qui montrent qu'on ne fait pas n'importe quoi; j'ai aussi observé mes comportements quotidiens et je me suis mis dans une situation que je connais, celle d'un candidat à l'Ecole normale supérieure, comme mon père à l'époque, et comme moi trente ans plus tard. J'ai fait des recherches, j'ai lu sa correspondance, j'ai repéré une continuité et aussi des différences qui me laissaient une marge de liberté.


Il reste pourtant une indécidable part de hasard, que vous illustrez à travers le film de Louis Malle,
“Lacombe Lucien”, un personnage qui, dans la même journée, passe de résistant à collabo, par le hasard d'un accident de vélo.
Une lecture attentive montre que le hasard n'est pas si important. Le héros est déterminé par son penchant pour la violence et sa recherche d'une figure paternelle. Les rencontres peuvent être importantes. Voyez Daniel Cordier, ce maurrassien d'extrême droite qui devient le bras droit de Jean Moulin : ici, c'est le patriotisme qui influence le comportement. Pour mon personnage-délégué, je me suis beaucoup inspiré d'un ouvrage de Stéphane Israël, Les Normaliens dans la tourmente : il y a eu très peu de collaborateurs à l'Ecole et, dans un milieu fermé comme celui-là, le rôle du groupe est déterminant.


Vous donnez plus d'exemples
de héros que de bourreaux car,dites-vous, il est moins naturel de résister.
Le procès d'Eichmann a montré qu'il y a eu beaucoup de criminels de bureau, des gens qui se contentaient d'obéir. Il faut beaucoup de courage pour sortir du rang, pour dire non et affronter le regard des autres, surtout quand la personne qui commande prend sur elle la responsabilité morale de l'acte, au nom de la science ou d'une idéologie. Je donne l'exemple d'un bataillon de gendarmerie allemand chargé d'exécuter des civils. Très peu sontsortis du rang pour éviter de tuer,même quand on le leur a proposé, au début.


Vous distinguez deux formes de
résistance, les héros et les sauveteurs. Qu'est-ce qui les distingue?
C'est une différence de psychologie que j'emprunte à Todorov: les héros combattent les armes à la main, c'est Romain Gary qui risque sa vie. Les sauveteurs, qu'on appelle les Justes, sont mus par un sentiment d'empathie; ils vivent le malheur des autres comme si c'était le leur. Il leur est naturel d'aider, ils n'en parlent pas, c'est pourquoi on ne les connaît même pas,. Pour les habitants du Chambon-sur-Lignon, sous l'impulsion du pasteur Trocmé, cacher des enfants juifs était une évidence. Les deux cas de figure peuvent coexister dans un individu. Ce qui détermine Justes et héros, c'est une contrainte intérieure, plus forte que la peur. Elle peut naître de la foi en un Dieu ou d'une idéalisation, par exemple de la patrie.


Que recouvre le terme de “personnalité potentielle” que vous utilisez?
C'est une notion que j'ai inventée, une variante de l'inconscient transposée sur le plan de l'éthique: nous ne connaissons que la surface de nous-même. L'autre nous-même peut se révéler en situation de crise, de crise des valeurs, surtout. Il n'est pas toujours facile de repérer le danger: en 1940, la France était dirigée par un personnage très valorisé, Pétain, le héros de Verdun, il était naturel de lui faire confiance au départ. Puis les choix sont vite devenus clairs, les personnalités enfouies se sont révélées.


Vous citez Freud qui compare le psychisme à un cristal qui se brise selon des lignes de faille préexistantes. Quel est-le rapport avec votre propos?
Freud veut signifier que névroses et psychoses se développent selon des lignes marquées d'avance. Je transpose cette notion au niveau éthique: nos itinéraires ne sont pas hasardeux, il y a des signes préalables.

Savoir reconnaître ces signes permettrait-il d'éviter l'éternelle répétition des massacres?
Les choses ne se reproduisent jamais de la même manière et la proportion de ceux qui disent non reste toujours plus ou moins la même. Mais il vaut néanmoins la peine de transmettre ces exemples, de montrer que la résistance est possible, que les comportements psychiques sont prévisibles. On devrait enseigner la désobéissance, jusqu'au sein de l'armée.


Si vous vous imaginez en 1940, vous donnez aussi l'exemple de situations contemporaines: le Rwanda, la Bosnie et le Cambodge.Pourquoi?
Dans le cadre de ma fiction, j'ai voulu me tenir au plus près de la situation donnée, par souci de cohérence. Mais j'ai aussi voulu montrer qu'en dépit du “plus jamais ça”.de l'après-guerre, tout peut recommencer. Le Cambodge et le Rwanda offrent des situations de terreur absolue dans lesquelles il est très difficile de résister sans perdre la vie. La Bosnie est le premier cas de médiatisation en temps réel: pendant trois ans et demi, tout s'est passé en pleine lumière.


Votre démarche vous a-t-elle appris des choses sur vous-même? La recommandez-vous?
Oui, je pense qu'elle est utile, mais il faut le faire sérieusement, en se projetant dans des conditions précises, en tenant compte des lois générales et en se donnant le plus d'informations possible pour garantir une vraisemblance. La réponse est de toute façon hasardeuse.

Comment détecter ce dont nous serions capables dans des situations extrêmes ?

Un personnage fictif dans la tourmente

L'auteur de “L'Affaire du chien des Baskerville” pose avec méthode une question sans réponse mais passionnante et utile

Pour une fois, Pierre Bayard s'implique personnellement dans sa démarche. L'auteur de Comment parler des lieux où l'on n'a pas été? (2012) va voir de très près comment il aurait agi s'il avait eu 20 ans sous l'Occupation. C'est une question sans réponse qu'il pose néanmoins avec la rigueur méthodologique dont il est coutumier. Nos comportements sont régis par des lois psychologiques.
Le chercheur se met dans la situation où s'est trouvé son père et qui aurait pu être la sienne et s'observe, étudiant préparant l'Ecole normale supérieure, essayant de manger et d'étudier dans une France en déroute. Il ne donne pas de lui une image héroïque: il sait que les héros sont rares et que rien, dans sa famille, ne le prédispose à des actions extrêmes (pas plus d'ailleurs qu'à l'antisémitisme). Il sait aussi qu'il est plus facile d'obéir que de résister, l'histoire le montre, des expériences scientifiques confirment le degré de soumission aux consignes dont nous faisons preuve.
C'est la désobéissance qui est l'exception. Pierre Bayard examine plusieurs cas de figures du refus. Les jeunes Hans et Sophie Scholl qui, dans l'Allemagne nazie, s'obstinent à lancer des tracts appelant à la révolte et le paient de leur vie; Milena Jesenska, à Ravensbrück, capable d'audaces folles pour sauver ses codétenues; Sousa Mendes, consul du Portugal, que rien ne préparait à l'indiscipline, mais qui, en 1940, bravant les ordres, signe quelque trente mille visas, contre l'avis de sa famille et de ses proches. Mais, en règle générale, la peur domine et inhibe l'indignation. Bayard suit l'évolution probable de son "personnage-délégué", sa progressive prise de conscience, le "moment de bascule" qui pourrait le pousser à s'engager dans la Résistance. Pour beaucoup de jeunes Français, ce fut la menace du Service de travail obligatoire en Allemagne qui joua ce rôle : l'humiliation de trop.
Quant au personnage, Bayard le laisse devant le grand saut. Une rencontre amoureuse, la leçon des livres trimpheront-elles des peurs qui le paralysent ?"Rien n'interdit de rêver", conclut l'auteur.
Trois exemples récents de situations extrêmes Cambodge, Rwanda et Bosnie élargissent le champ d'observation, dans un élégant aller et retour entre la fiction personnelle et les exemples tirés de l'histoire. Cette réflexion sur le courage, appuyée sur de nombreuses lectures, peut se lire, comme les autres essais de Bayard, comme un appel à la liberté intérieure, cette fois sur un registre plus grave. Un livre passionnant et utile.

Marcela Iacub,
Libération, 2/3 février 2013

L’obéissance si vile

Nous avons, êtres humains, une telle passion pour l’obéissance que, comparés à nous, les caniches peuvent faire figure de rebelles. Si en temps de guerre ou de crise politique majeure, nous sommes capables de devenir les plus horribles des assassins et des tortionnaires, ce n’est pas parce que nous sommes «mauvais», comme certains esprits calcifiés par le moralisme le prétendent, mais parce que nous sommes obéissants. Nous obéissons même aux bourreaux qui vont nous assassiner, nous et nos enfants, sans protester. Notre aptitude à obéir dépasse de loin le souci que nous prêtons à nos intérêts vitaux les plus élémentaires.
Oui, la passion d’obéir est chez l’espèce humaine beaucoup plus forte que son égoïsme. L’humanité devrait être définie par sa capacité inouïe à l’obéissance plus que par son pouvoir de raisonner. Ou, plutôt, par un terrible instinct qui la pousse à mettre son pouvoir de raisonner au service de l’obéissance, ce qui explique que le génie est rare. Enchaînée au cadre étroit des normes auxquelles nous obéissons, la pensée ne peut être que chétive, grise et uniforme. La perception que nous avons de nous-mêmes et du monde est davantage déterminée par la forme de nos cages que par la puissance de notre raison souveraine. C’est pourquoi le pouvoir de résister peut être considéré comme un miracle et comme un mystère.
C’est pour l’analyser que Pierre Bayard lui a consacré son bouleversant essai Aurais-je été résistant ou bourreau ? publié aux Editions de Minuit (Libération du 17 janvier). En s’appuyant sur un voyage fictif dans une autre vie que la sienne pendant l’occupation allemande, Pierre Bayard analyse la «bifurcation» qui s’opère dans certaines vies faisant que, soudain, un être humain, au lieu d’obéir aux normes construites par d’autres, devient inventeur, créateur, bâtisseur de règles auxquelles il va s’assujettir. Il sort alors de son «cadre» vital et devient un autre. Comme si cette faculté si rare et si précieuse permettait aux humains non seulement de résister, d’inventer de nouveaux problèmes, d’avoir du courage, mais aussi, dans le même temps, d’accoucher d’eux-mêmes. Et ce, non pas pour avoir des récompenses économiques ou de la reconnaissance sociale, mais pour éprouver le vertige métaphysique d’être un homme et non pas un caniche intelligent.
De tous les exemples que Pierre Bayard étudie, celui d’Aristides de Sousa Mendes, consul à Bordeaux en 1940, est le plus éloquent. Après avoir compris, grâce aux avertissements d’un rabbin qui était son ami, que les Juifs couraient le risque d’être exterminés, il signa des milliers de visas pour les sauver en désobéissant aux ordres écrits de Salazar. Et même après que ce dernier l’eut révoqué de ses fonctions, Sousa Mendes continua de signer des visas comme un automate obéissant aux ordres qu’il s’était lui-même donnés. Mais avant de prendre cette décision de désobéir, Sousa Mendes se sentit très fatigué et alla se coucher. Il dormit pendant trois jours et trois nuits, et c’est à son réveil qu’il était devenu un autre. Non plus le modeste Sousa Mendes que sa mère avait mis au monde, mais celui qui allait sauver de la mort 30 000 personnes alors que le destin funeste des Juifs n’était pas encore connu. Il a vu ce que les autres ne pouvaient voir, aveuglés qu’ils étaient par la peur et la paresse, ces deux filles hideuses de l’obéissance. Grâce à sa «bifurcation», Sousa Mendes était en mesure de comprendre la portée du plan des bourreaux.
Si ce livre est si puissant, c’est parce qu’il nous permet non pas de nous aveugler par les actions héroïques de certaines personnes, mais plutôt d’examiner d’un point de vue presque formel la nature de leur geste. Que signifie résister, désobéir, alors qu’aucune autorité, qu’aucun groupe ne nous sert de référence ? Et ces questions valent pour les cas extrêmes comme celui de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi pour les sociétés pacifiques comme la nôtre. Des sociétés où les injustices et les souffrances sont moins graves, mais où elles existent tout autant à cause de notre passion pour l’obéissance. Des sociétés qui, paradoxalement, se sont donné comme régime politique la démocratie, régime où le peuple et donc chacun d’entre nous est censé inventer les normes auxquelles il obéit.
Mais ce peuple ne sait même pas que ces normes - de celles qui distribuent des richesses à celles qui organisent les familles - ne sont pas nécessaires. Ce peuple ignore que la presque totalité des normes, aussi bien juridiques que sociales, sont modifiables. Plus encore. A force d’obéir, ce peuple ne sait même plus ce qui le fait vraiment souffrir.
Une société qui prendrait la démocratie au sérieux devrait faire en sorte que prolifèrent des individus comme Sousa Mendes. Ce serait une société terriblement difficile à gouverner, et par moments fort désagréable à vivre. Mais il s’agirait d’une telle révolution, aussi bien politique que métaphysique, dans l’histoire humaine que même les chiens se mettraient à parler. L’on découvrira ce jour-là que s’ils se sont tus jusqu’alors, c’est pour mieux obéir à leurs maîtres.

Jean-Louis Jeannelle, Le Monde, 8 février 2013

Approcher du point de bascule

Et toi, qu’aurais-tu fait à leur place ? Dans son nouvel essai, le critique lilttéraire Pierre Bayard rappelle combien lire engage le lecteur
  

En 2007, la parution chez Minuit de Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? rendit Pierre Bayard célèbre bien au-delà des cercles universitaires. Ce virtuose du paradoxe avait déjà remis en cause quelques-uns des dogmes les mieux établis en matière de critique littéraire. Dans Qui a tué Roger Ackroyd ? (1998), il reprenait l'un des premiers romans de la “ reine du crime ”, Agatha Christie, et démontrait qu'Hercule Poirot s'était trompé de meurtrier. Enquête sur Hamlet (2002) l'amenait à passer en revue les interprétations de la pièce de Shakespeare, si nombreuses qu'aucun spécialiste, concluait-il, n'a lu le même texte. Avec Demain est écrit (2005), il balayait les fondements de l'histoire littéraire en révélant que les écrivains prédisent souvent l'avenir: Oscar Wilde n'a-t-il pas fait la connaissance de Lord Alfred Douglas deux mois après avoir publié Le Portrait de Dorian Gray, récit pourtant tout à fait exact de la passion qui allait lui être fatale?
Aurais--je été résistant ou bourreau ?, son nouvel essai, risque de dérouter. On y découvre que, loin de se limiter à des livres provocateurs et brillants, Pierre Bayard, très engagé dans les années 1990 contre la politique d'épuration ethnique menée par la Serbie, s'est également intéressé au génocide cambodgien. Pourtant, là où les témoignages issus de ces massacres de masse font l'objet de lectures que le respect des faits mentionnés stérilise, il n'hésite pas à en proposer une approche en apparence naïve, et en réalité fort judicieuse.
Et toi, qu'aurais-tu fait à leur place? Cette question est le plus souvent adressée à un interlocuteur, afin de l'enfermer dans un dilemme insoluble (Qui voudrait se reconnaître tortionnaire? Qui oserait se déclarer héros?). Bayard choisit de la prendre très au sérieux en se l'adressant lui-même. Pour y répondre, il se projette dans des situations que lui fournissent, entre autres, les témoignages. Mieux encore ‑ et le procédé est plus inattendu ‑, il fait de son père, né en 1922, le support d'une représentation déléguée de lui-même, tel qu'il aurait pu être s'il s'était trouvé dans une situation de crise semblable, “ la plus à même de révéler, en le portant à ses limites, ce qu'(on) est véritablement”.
Jeune étudiant en lettres, son père avait, en effet, appris en mai 1940 l'effondrement de l'armée française à Royan, où certaines des classes préparatoires exposées aux bombardements allemands avaient été déplacées. Pierre Bayard, lui-même khâgneux trente ans plus tard, lui emprunte son parcours de manière à faire l'expérience de sa propre “personnalité potentielle ”, en se plaçant, par hypothèse, dans la situation de faire concrètement le choix de se soumettre ou de résister.
Malgré les apparences, le critique reste fidèle à sa méthode, à savoir introduire dans le genre de l'essai une certaine dose de fiction. Dans Qui a tué Roger Ackroyd ?, celle-ci passait par une distance ironique avec le narrateur, paranoïaque au point de vouloir reprendre de zéro l'enquête d'Hercule Poirot – tout critique littéraire est précisément atteint d'une même maladie du soupçon, qui le conduit à lire sans cesse entre les lignes. C'est ici par l'étrange dispositif de ce “personnage-délégué”, intentionnellement voué à échouer, que s'immisce la fiction. Nous ne saurons en effet rien de ce que Pierre Bayard aurait réellement fait – pour cela, il lui faudrait ignorer le dénouement de ces événements historiques et plus encore se libérer de ses préjugés intellectuels afin d'investir ceux des Français de 1940.
Bien qu'impossible (peut-être même parce qu'impossible, tant la théorie littéraire s'est habituée à avoir réponse à tout...), l'exercice s'avère passionnant. Il conduit à lentement nous rapprocher de ce qui constitue le véritable objet de cet essai, à savoir le “point de bascule ”. Aquel moment un individu passe-t-il d'un côté ou de l'autre de la zone grise où chacun se contente de cultiver son jardin? Tel Sousa Mendes, consul portugais à Bordeaux, qui décide, après s'être couché trois jours, de ne pas respecter la circulaire restreignant l'accès du Portugal aux réfugiés, en premier lieu aux juifs qui fuyaient l'armée allemande, et de leur délivrer des visas à tour de bras.
Mais c'est bien entendu à travers le choix impossible et néanmoins vraisemblable de Pierre Bayard lui-même que se joue l'essentiel : on y découvre que lire ne consiste pas à s'ériger en juge “lorsqu'on est tranquillement assis dans son fauteuil”. Au contraire, ce que cette petite fiction révèle, c'est que la lecture d'une oeuvre n'est pas une pratique détachée ou neutre, mais une aventure de bien plus grande ampleur lorsque nous acceptons d'en devenir les héros. Lorsque, comme Pierre Bayard, nous y voyons un moyen de nous interroger sur notre place en tant que sujet–un sujet fragile, incertain, mais impliqué.  

 

Rencontre

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Pour une nouvelle littérature comparée, in Pour Éric Chevillard, (Minuit, 2014)



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