Romans


Alain Robbe-Grillet

Un régicide


1978
224 pages
ISBN : 9782707302335
18.75 €
80 exemplaires numérotés sur Alfamousse


 Un régicide est mon premier roman. Achevé en 1949, il fut aussitôt soumis à un grand éditeur parisien, et fort aimablement refusé. Je travaillais alors comme ingénieur de recherches à l'I.F.A.C. (Institut des Fruits et Agrumes Coloniaux). Rentrant des Antilles au début de l'année 1951, après un séjour consacré à l'étude sur le terrain de quelques parasites du bananier (cercospora musae et cosmopolites sordidus), je retrouvai mon manuscrit qui avait échoué, après divers errements, sur la table des Éditions de Minuit. Cette Maison se montraıt intéressée. Je coupai court à ses hésitations : j'écrivais un second livre, disais-je, et pensais que celui-là emporterait la décision facilement. Ce fut le cas : Les Gommes, terminé à la fin de 1952 fut publié aussitôt. Je pensai pouvoir alors faire paraître Un régicide, livre plus difficile d'accès. Mais, le relisant, il me sembla nécessaire de revoir d'abord le texte. Et, de nouveau, je préférai me consacrer entièrement au récit qui m'occupait désormais l'esprit : Le Voyeur. Plus le temps passait, plus je trouvais de retouches à faire au premier ouvrage ; et moins il m'apparaissait opportun de rompre à son profit le cours de travaux qui découlaient directement l'un de l'autre.
C'est seulement en 1957, après avoir publié La Jalousie, que je m'attaquai à cette révision. Sur la première page, je corrigeai deux mots, vingt sur la seconde, un peu plus encore sur la troisième. À partir de la cinquième je récrivais le texte entièrement. À la dixième je m'arrêtais devant l'absurdité de l'entreprise et je composais Dans le labyrinthe. Aujourd'hui, je prends le parti de livrer au public mon texte tel qu'il était à l'origine, avec seulement quelques menues corrections de ponctuation, de vocabulaire ou de syntaxe, deux ou trois par page environ. Une seule de ces modifications est importante, le changement de prénom du héros : Philippe, devenu Boris en 1957. En effet le travail de réécriture accompli cette année-là a été conservé ici, si bien que le texte entre la quatrième et la dixième page ne peut être considéré comme d'origine. 
Alain Robbe-Grillet

‑‑‑‑‑ Extraits d’un entretien avec Alain Robbe-Grillet ‑‑‑‑‑

En rétrospective, quelle place accordez-vous à Un régicide dans votre œuvre ?
C'est un roman plus avancé, plus ambitieux, plus bizarre que Les Gommes ou Le Voyeur.

Avez-vous modifié la version originale ?
Le texte qui va paraître comporte, pour cinq ou six pages, le début de révision fait en 1957. Pour le reste, il n'y a que des changements mineurs concernant la ponctuation et un mot ici et là. Mais j'ai décidé de maintenir tout au long du livre le prénom de Boris, adopté en 1957 à la place de Philippe, que je ne supporte plus. Dans l'ensemble de mes romans et de mes films, on constate d'ailleurs une prédilection pour les deux prénoms Jean et Boris, et puis Frank comme personnage secondaire.

Pourquoi ?
Pour moi, ce sont des noms sans contenu, des noms absents. S'il y a une constante chez tous mes héros, c'est une espèce de déficience mentale. Ils ont toujours l'impression d'avoir la tête vide, comme si du temps passait dans leur crâne, sans qu'ils puissent eux-mêmes intervenir ; et ils ne sont jamais assez intelligents pour accomplir les missions qui leur sont confiées. On n'a pas remarqué, je crois, à propos des Gommes, que le terme désignait en médecine un accident syphilitique tertiaire : les gommes qui se forment dans le cerveau et qui embrument le jugement.
Entretien paru dans Le Monde, le 22 septembre 1978, propos recueillis par Michel Rybalka.

Bertrand Poirot-Delpech (Le Monde, 22 septembre 1978)

 La publication du premier de ses écrits resté inédit, Un régicide, atteste l'ancienneté et la permanence de ce propos. Bien avant que le Nouveau Roman se cherche une cohérence théorique, le futur auteur des Gommes entendait estomper les frontières admises entre le réel et le fantasme.
Certains faits d'Un régicide sont relatés avec une netteté qu’on ne retrouvera pas par la suite. Il n’est pas contestable que le livre se passe en août-septembre dans une monarchie d’Amérique latine, au lendemain d'élections. Le héros travaille dans une usine. Il lit les journaux devant un café-croissant. Son ami Laura le pousse à l'action politique. Il projette de tuer le roi dans un monte-charge...
Mais le tuera-t-il vraiment ? Le doute s'installe bientôt et des passages à la première personne, intercalés sans transition dans le récit, ouvrent sur un monde de Songes, tout en paysages marins, en amours idéales, en travaux insolites.
Le livre porte trace des influences que Robbe-Grillet signale : Le Château, de Kafka, La Nausée, de Sartre, L’Étranger, de Camus. Si les “ thésards ”, manquent de sujets, les cousinages de ce Boris avec Roquentin et Meursault offrent une matière en or. Le recours à une conscience solitaire et embrumée, à un crime par désœuvrement, à une cité imaginaire, et le prénom même de Boris, sentent leurs années 50.
On peut aussi voir de touchants adieux à l’adolescence dans les velléités de ce Lorenzaccio existentialiste, partagé entre le monde aquatique de la mère et l'espoir, par le meurtre du père, de poser enfin une relation sûre avec son corps et le réel.
Mais déjà le freudisme semble rejeté ou traité avec distance, comme un matériau. Déjà sont esquissés les formes et les thèmes que l’œuvre future développera : les fentes de La Jalousie et du judas de Triangle d'or se profilent dans la coque d'une barque, les miroirs prennent les reflets “ verdâtres ” qu'on leur retrouvera souvent ; la ville fantôme et certains de ses lieux comme le bord de mer, le théâtre et la prison inaugurent une topologie qui deviendra familière. L'humour pince-sans-rire montre l’oreille... L'opéra de la maturité s'annonce tout entier dans cette ouverture. Plus qu'il ne croit, l'auteur laisse voir ce que son monde, d'apparence anonyme et glacée, a de singulier, en quoi l’ultime clef du cache-tampon réside peut-être dans son “ moi ” le plus psychologique...
Deux phrases, en particulier, préfigurent par l'intuition et la métaphore les théories et techniques à venir. C'est page 223. Le héros a l'impression qu'une “ couche de cendre recouvre toutes choses ”, enveloppant chaque surface, chaque angle, chaque ligne, d'une “ housse de gaze ”, d'un “ halo fangeux ”. Cette substance douteuse ne permet plus de “ vrais contacts ”, seulement des “ impressions fugaces, des incertitudes, des méfiances ”, à travers un “ cocon inexorable ”.
Avec ce “ cocon inexorable ” est née une nouvelle sensibilité littéraire, qu'on a confondue à tort avec l'insensibilité, et qui appartient déjà à l'histoire.
Ces lourdeurs n'ajoutent rien à ce qui a fait la réputation de Robbe-Grillet, et qui se vérifie pleinement ici : l'art de semer le doute ou, comme on a dit : le soupçon, en noyant l'essentiel sous l’accessoire. Nous savons la taille exacte du judas de la cellule – 20 centimètres de côté – mais nous resterons dans le vague jusqu'à la fin quant au forfait qui y a jeté le narrateur ! La précision du détail souligne le secret de l'ensemble. En homme de cinéma, l'auteur fait le point sur un objet pour accentuer le flou de ce qui l'entoure. De même, la minutie des manies sexuelles, nombreuses ici, parait destinée à cacher leur économie profonde.
Robbe-Grillet n'a décidément pas son égal pour suggérer, jusqu'au vertige, que ce qu'on nomme “ vérité ” est une pure construction de l'esprit parmi une infinité d'autres possibles, et pour illustrer, par un art allègre des métamorphoses. des “ fondus enchaînés ”, l'insécurité fondamentale de tout travail sur le “ sens ”. 

 




Toutes les parutions de l'année en cours
 

Les parutions classées par année