« Reprise »


Pierre Bourdieu

Questions de sociologie 


2002
collection de poche Reprise n°2
288 pages
ISBN : 9782707318251
10.50 €
* Première publication aux Éditions de Minuit en 1981.


“ Ce qui circule entre les chercheurs et les non-spécialistes, ou même entre une science et les spécialistes des autres sciences, ce sont, au mieux, les résultats, mais jamais les opérations. On n’entre jamais dans les cuisines de la science. ” Ce sont ces secrets de métier, ces recettes de fabrication, ces tours de main, que Pierre Bourdieu tente de livrer ici. En regroupant l’ensemble des réponses qu’il a faites, dans des exposés, des interventions orales ou des interviews, aux principales questions que pose la sociologie, il livre sous la forme à la fois directe et nuancée que permet le discours oral, des réflexions sur la méthode et sur les concepts fondamentaux de sa sociologie (champ, habitus, capital, investissement, etc.), sur les problèmes épistémologiques et philosophiques que pose la science sociale, en même temps que des analyses nouvelles sur la culture et la politique, la grève et le syndicalisme, le sport et la littérature, la mode et la vie artistique, le langage et la musique. En donnant accès au travail sociologique en train de se faire, il invite le lecteur non à s’identifier à une “ pensée ” toute pensée mais à se rendre maître d’une méthode de pensée.

ISBN
PDF : 9782707337252
ePub : 9782707337245

Prix : 9.99 €

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Roger Chartier (Libération, 27 janvier 1981)

Bourdieu est Bourdieu, nom de Dieu !
La publication à la fin de 1979 et au début de 1980 de deux livres imposants de Pierre Bourdieu (La Distinction et Le Sens Pratique) a suscité bien des commentaires et des débats passionnés. Vingt et un textes d’entretiens et de conférences apportent aujourd’hui un démenti à trop d’interprétations hasardeuses et ramènent la polémique aux justes proportions d’un débat d’idées.
 
Publié l’an dernier, le livre de Pierre Bourdieu La Distinction. Critique sociale du jugement (Éditions de Minuit, 1979) a reçu une critique rien moins qu’amène : il s’agissait, tout ensemble, d’en disqualifier la forme (“ illisibilité ”, “ lourdeur-lenteur ”, “ caoutchouc increvable de la prose normalienne ”), le fondement philosophique supposé (“ néo-marxisme ”, “ forme distinguée du marxisme vulgaire ”) et la signification politique (“ concentré d’idéologie compagnon de route ”, “ avatar du stalinisme intellectuel ”, “ jdadovisme new look ”). Ainsi rangé du côté de tout ce qui est détestable – le totalitarisme, le dogmatisme, l’intolérance – le travail de Bourdieu peut être dépouillé de toute pertinence critique, de toute valeur de connaissance.
L’important n’est pas de discuter ce qu’il écrit, fait ou veut faire mais de désigner son entreprise de telle manière qu’elle ne puisse être recevable, de la caractériser par l’intolérable : insupportable à lire, elle serait comme la mousse attardée d’une histoire détestable. Ce procès fait à Bourdieu, dont il faudrait bien sûr analyser les raisons idéologiques, repose en fait sur l’ignorance (ou la falsification) de ce qu’il tente de dire. Et c’est cela qui parait grave. En effet le succès éditorial de La Distinction, comme son utilité pour tout un public de lecteur qui n’a que faire dans sa pratique quotidienne des jugements des censeurs patentés, doivent conduire à ne point accorder trop d’importance à l’image-repoussoir qui a été construite du livre.
Pourtant, le seul fait qu’elle ait pu être forgée traduit une perversion du débat intellectuel qui ne laisse pas d’inquiéter. L’opération qui consiste à désigner un travail par quelques formules politiquement ou intellectuellement disqualifiantes – ce qui vise à le réduire à ce qu’on dit qu’il est – ne ménage aucune place pour la discussion vraie. De plus, lorsqu’il s’agit d’analyses difficiles comme le sont celles de Bourdieu, elle accrédite une opinion commune, qui tient en quelques propositions simples (et fausses) et qui dit à ceux qui n’ont ni le temps ni les habitudes intellectuelles permettant une telle lecture ce que sûrement ils penseraient (de mal) de Bourdieu s’ils l’avaient lu...
L’intérêt essentiel de Questions de sociologie est de court-circuiter cette lecture par délégation. Pierre Bourdieu y a réuni vingt-et-un textes qui sont tous les traces de paroles dites, sous la forme de conférences, de communications et d’interventions à des colloques ou d’entretiens donnés à divers journaux (dont Libération). À peine retouchés, ces textes gardent les vertus de l’oral : la complexité des définitions et des analyses s’y construit progressivement, donc pédagogiquement.
L’oral, avec ses règles et sa logique propres, permet d’atteindre ce que les textes écrits ont justement pour fonction de masquer : les hésitations et les repentirs au travers desquels se constituent analyses et concepts. Par là, il restitue d’une manière plus proche et plus accessible que l’écrit ce qu’est une démarche de recherche. Ce qui rend parfois difficile la lecture de Bourdieu et que l’on désigne comme sa “ lourdeur ” à savoir l’énonciation dans une même définition de propositions apparemment contradictoires et qu’il faut pourtant penser ensemble – est ici gommé par les nécessités de l’expression orale qui procède par adjonctions successives d’éléments. La complexité n’est donc point donnée d’un coup mais construite pas à pas, d’un pas qu’un lecteur même peu familier de sociologie peut aisément emboîter.
Dans ce livre, Pierre Bourdieu tente donc de répondre à deux exigences souvent posées comme contradictoires : parler un langage scientifiquement contrôlé (ce qui est une des conditions pour rompre avec la philosophie sociale spontanée portée par le langage ordinaire) tout en étant entendu de ceux que leur position dominée prive des instruments intellectuels qui leur permettrait de penser les raisons de leur dépendance, donc de s’armer contre elle.
Toutes les analyses proposées dans Questions de sociologie trouvent, leur unité dans le maniement d’une notion qui est à leur fondement même celle de champ. C’est à travers elle que Bourdieu pense l’assignation sociale des productions intellectuelles et des pratiques culturelles. Contre tout réductionnisme, qui rapporterait directement les œuvres ou les pratiques aux caractéristiques sociales de leurs producteurs ou de leur public, il pose l’autonomie des différents champs de production (intellectuel, artistique, politique, etc.). Chacun a ses enjeux propres, dont la reconnaissance par les producteurs garantit l’existence même du champ. Chacun comporte des positions hiérarchisées dont la distribution est indépendante des propriétés des sujets qui les occupent – même si leur définition peut être modifiée par ces dernières.
Les luttes à l’intérieur de chacun des champs impliquent des stratégies de conservation ou de subversion qui mettent en œuvre des techniques et des règles propres. Aucun de ces champs ne constitue un espace social pensable sur le mode de l’universel, identifiable dans toute société : leur existence même est le produit de conditions sociales déterminées qui rendent possible, en un moment historique donné, leur définition comme champ. C’est ainsi que Bourdieu suggère comment a pu se former un champ de la production artistique, fondant la croyance dans les pouvoirs propres de l’artiste, ainsi séparé de l’artisan, ou un champ des pratiques sportives, radicalement distinguées des divertissements festifs ou des jeux rituels.
On voit tout ce qui sépare cette manière de penser, où les déterminations externes qui pèsent sur les pratiques ou les œuvres sont toujours médiatisées, réfractées par la structure et l’histoire propres de chaque champ, de celle qui manie instances et appareils. Contre une représentation de la totalité sociale structurée en instances – catégories universelles dont l’une est posée comme déterminante.
Bourdieu affirme l’historicité non seulement de la structure mais de l’existence même de chacun des champs, dont aucun ne détermine les autres, tous traduisant à travers leurs divisions, leur logique, leurs enjeux propres, les contraintes qui leur sont extérieures. Contre la notion d’appareil, qui interdit de penser toute autonomie des dominés par rapport aux instruments manipulés pour les soumettre, le concept de champ propose une représentation autre, celle d’un champ de luttes où les effets de domination se heurtent aux tactiques de défense, détournement ou retournement des démunis. “ Dans un champ, des agents et des institutions sont en lutte avec des forces différentes et selon les règles constitutives de cet espace de jeu, pour s’approprier les profits spécifiques qui sont en jeu dans ce jeu ”. Détecter là du “ marxisme vulgaire ” même sous une forme distinguée, suppose décidément beaucoup d’imagination...
Le champ politique illustre parfaitement ces luttes pour la définition légitime des enjeux et des règles. “ Il y a une manipulation politique de la définition du politique ”, écrit Bourdieu, et celle qui est aujourd’hui dominante requiert une “ compétence ”, supposée universelle et en fait inégalement distribuée entre les groupes et les classes. L’“ apolitisme ” d’une large part des couches populaires peut être ainsi compris comme l’incapacité à considérer comme politique ce que les maîtres du jeu ont constitué comme tel, comme l’exclusion volontaire de ce jeu dont les règles ne sont ni connues ni reconnues.
La délégation consentie aux partis politiques par ceux qui se pensent dépourvus de compétence politique – et qui fonde la très grande autonomie du Parti Communiste vis-à-vis de sa base populaire – est donc l’effet d’une dépossession résultant de l’imposition d’une définition de la politique indéchiffrable par ceux à qui elle est imposée. Rendre manifeste cette définition toujours tue, faire reconnaître comme discriminantes les règles qui se donnent pour universelles, donner à comprendre qu’avoir une opinion “ politique ” est la chose du monde la moins partagée, apparaissent à Bourdieu comme une tâche nécessaire, qui peut fonder des choix apparemment surprenants (le soutien à la candidature Coluche) mais qu’il parait pour le moins étrange d’identifier comme une “ idéologie compagnon de route ”.
La sociologie telle que la pratique Bourdieu n’a donc rien de spéculatif – mais rien non plus d’immédiatement politique si l’on entend par “ politique ” uniquement ce qui est aujourd’hui constitué comme tel dans le champ de production des opinions politiques. Il s’agit d’autre chose : rendre problématique ce qui est tenu pour évidences, mettre en question ce qui parait aller de soi, “ détruire les automatismes verbaux et mentaux ”. Parmi les vérités d’évidence, postulées comme universellement partagées parce qu’elles semblent de l’ordre de la nature, les représentations du monde social sont sans doute celles qui masquent les enjeux les plus décisifs. Tout classement (par exemple une classification sociale), tout découpage (par exemple celui qui constitue des régions géographiques), toutes instauration d’une frontière (par exemple entre les âges afin de désigner ce qu’est la jeunesse, ou le troisième âge) sont des manipulations qui visent, le plus souvent de manière non sue, à imposer un principe de domination (et la domination de ceux qui classent ou découpent). Le travail du sociologue est de rendre visibles à ceux qui en sont les victimes la raison de ces normes imposées et “ légitimes ”, c’est à dire dominantes mais méconnues comme telles.
Loin d’être un anti-intellectualisme, tout le travail de Bourdieu repose sur une conscience aiguë (peut être illusoire) de la responsabilité des intellectuels. “ Tout progrès de la connaissance de la nécessité est un progrès de la liberté possible ” : situés en position de produire cette connaissance, les intellectuels pourraient armer les plus démunis des instruments d’analyse susceptibles de rendre plus consciente leur résistance aux effets de domination, moins piégée leur compréhension du monde social. Au système de défiance et défense que les classes populaires opposent spontanément aux messages véhiculés par la “ culture de masse ”, la dissémination d’un regard critique, sociologique “ scientifique ” ajouterait une représentation plus adéquate des mécanismes qui déterminent – subrepticement et sous l’apparence de divisions “ naturelles ” – l’inégalité des rapports sociaux.
L’intellectuel n’a pas à inculquer aux dominée le discours qu’ils doivent tenir sur leur propre condition mais à produire et rendre lisibles (comme dans ce petit livre) les outils permettant à chacun de reprendre possession de soi à travers une connaissance plus juste des contraintes qui font être ce que l’on est : “ je crois que les rapports sociaux seraient beaucoup moins malheureux si les gens maîtrisaient au moins les mécanismes qui les déterminent à contribuer à leur propre misère ”.
C’est cette position, que Bourdieu définit lui même comme un “ utopisme rationnel ” qui peut faire problème (et non son prétendu jdanovisme...). Elle suppose, en effet, une possible compatibilité (ou une substitution) entre le savoir social spontané des démunis et celui de la science sociale. Mais comment les armes intellectuelles que peut et veut donner le sociologue pourraient-elles échapper à la manipulation incrédule qui caractérise le rapport populaire aux discours extérieurs ? Si les conditions d’une réception autre sont sans doute pensables il est clair aussi comme le montre Bourdieu, qu’elles sont, loin d’être réalisées aujourd’hui.
Et ce non seulement parce que les dominants et les pouvoirs ont intérêt à maintenir la “ véracité ” des représentations illusoires du monde social mais aussi parce que tout l’en semble des dispositions incorporées et permanentes des dominés (ce que Bourdieu désigne par le terme d’habitus) produit des schèmes de perception et d’appréciation qui ne peuvent que faire méconnaître ce que dit le sociologue. “ Les lecteurs lisent la sociologie avec les lunettes de leur habitus ”, ce qui explique l’amas de contresens faits par les critiques sur le texte de Bourdieu mais ce qui donne aussi un doute, un doute qu’on voudrait ne pas avoir, quant à la possibilité d’une transformation par la connaissance du rapport qu’ont les gens à ce qu’ils sont. “ Qui accroît sa science, accroît sa douleur ” en citant ainsi Descartes, Bourdieu laisse percer son propre doute quant aux effets d’une compréhension maîtrisée du monde social, refusée aussi parce qu’elle peut être douloureuse dans une situation dont rien ne permet de supposer et d’espérer le possible bouleversement.
C’est sans doute ce qui donne leur tension aux textes de Pierre Bourdieu où la volonté de connaître toujours plus adéquatement, et de dire, sans concession, cette connaissance à ceux qu’elle dérange comme à ceux qui y auraient intérêt, produit, dans le même temps, la compréhension des raisons pour lesquelles ce savoir disséminé risquera toujours d’être mal entendu. »

 




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