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Clément Rosset

Principes de sagesse et de folie 


2004
collection de poche Reprise n°9
128 pages
ISBN : 9782707318954
11.80 €
* Première publication aux Éditions de Minuit en 1992.


Sur l’existence (ou sur l’être, ou sur la réalité) les paroles les plus profondes et les plus définitives sont le fait d’un penseur, Parménide, qui passe paradoxalement – et peut-être injustement – pour avoir été le principal inspirateur de l’interminable lignée de philosophes qui, de Platon à Kant et de Kant à Heidegger, nous ont enseigné à suspecter la réalité sensible au profit d’entités plus subtiles :
« Il faut dire et penser que ce qui est est, car ce qui existe existe, et ce qui n’existe pas n’existe pas : je t’invite à méditer cela. »

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

I. De l’existence – II. De la folie (l’existence déplacée) – III. De la crapule (l’existence dédoublée) – Appendices : Le miracle grec – Le miroir animal – Le miroir de la mort – Morale et crapule – Les ratés de la parole crapuleuse.

‑‑‑‑‑ Extrait de l’ouvrage ‑‑‑‑‑

Je ne reviens ici sur cette illusion d’un être double, dont j’ai tenté par ailleurs, notamment dans Le Réel et son double, de sonder les mystères et la ténacité, que pour ajouter à ces analyses précédentes un bref codicille concernant un aspect de cette illusion : je veux parler de son utilisation crapuleuse. C’est en effet un caractère très fréquent de l’acte crapuleux que de s’accompagner d’un dire contradictoire qui, tel un doublage parasitaire, prétend récuser son fait au moment même où il l’accomplit. Ainsi le voleur se déclare-t-il disposé à tout admettre hormis le fait qu’il vole, à l’instar du menteur qui reconnaît toutes ses faiblesses en dehors du fait qu’il ment ou du meurtrier qui avoue tous ses torts à l’exception du fait qu’il tue. Hergé a bien saisi cette composante psychologique de l’âme crapuleuse, qui n’accomplit ses méfaits que dans la mesure où elle se défend de toute suspicion de vouloir mal faire. Dans L’Oreille cassée, le bandit Ramon ordonne à son complice d’exécuter Tintin, mais se croit obligé d’ajouter : « Fais vite, Alonzo. Tou sais que yé déteste les exécoutions capitales ». De même Rastapopoulos, dans Vol 714 pour Sidney, demande-t-il à son associé Krosspell d’épargner la victime qui lui sert de pâture : « Faites vite, docteur, je déteste voir souffrir ». Le cinéma américain aime aussi mettre en scène toute une variété de crapules qui mettent à sac des villes entières sous le couvert de la loi et de la morale.
Cette duplicité de la crapule – duplicité au double sens du terme, de propos double et de propos frauduleux – suscite évidemment une irritation légitime : car il serait à tout prendre plus réconfortant d’être volé ou massacré par quelqu’un qui se prend pour ce qu’il est que par quelqu’un qui vous déclare, le plus froidement et d’ailleurs souvent le plus sincèrement du monde, qu’il est tout sauf un voleur ou un assassin. C’est ce que remarque Mateo Aleman dans un passage de son Guzman de Alfarache. Être volé n’est rien ; coûte en revanche le fait d’être volé par des domestiques qui s’arrangent pour tenir toujours un comportement apparemment irréprochable : « En vérité il ne me faisait pas tant mal qu’elles me volassent mon bien ni qu’elles fissent les garces (quoique je ne le dusse pas consentir chez moi), que de voir qu’elles ne voulussent aussi dérober le jugement, qu’à force de mensonges et de larmes elles prétendissent justifier leurs fourbes ; de sorte que sachant comme tout en allait, et voyant clair en leurs déportements infâmes, je rageais qu’elles se promissent de me les faire passer pour bons et pour pleins de mérite ». C’est cela et cela seul qui agace et peut vous faire sortir l’esprit hors de ses gonds, comme le dit bien Aleman : Esto me sacaba de juicio. Cette duplicité mérite aussi réflexion : étant un exemple parfait de propos – contre-parménidien, si je puis dire – tendant à établir que ce qui est est double, bénéficiant du privilège d’être à la fois ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. Proust en donne un exemple très probant, dans la Recherche du temps perdu, à propos de Françoise dont il montre qu’elle réussit constamment ce petit prodige qui consiste à apparaître toujours et indiscernablement comme la méchanceté incarnée et la bonté même.

Marc Ragon (Libération, 6 février 1992)

Un temps Clément
En cette période de calme idéologique, le philosophe Clément Rosset retourne à la vérité élémentaire de Parménide.

« Tandis que certains philosophes s’entretiennent gaiement avec leurs disciples, déambulant sous un doux soleil et dans un paysage champêtre (Socrate, les Grecs), d’autres se réfugient frileusement dans un “ poêle ”, méditent sous une lumière tamisée et dialoguent sur le ton de la confidence (Descartes, Malebranche...). Double question de temps, d’époque et de saison, dirait Clément Rosset (après Kant, pour qui les bons philosophes ne pouvaient se trouver que dans les régions tempérées – l’Allemagne étant comme par hasard géographiquement la mieux située). Son dernier livre, Principes de sagesse et de folie, est un texte intimiste qui semble ne s’adresser qu’à quelques-uns. Des proches avant tout, qui ne sursauteront pas en lisant qu’une phrase attribuée par Hergé à l’un de ses personnages de BD est “ célèbre ”. Tintin n’est pas la seule référence de Clément Rosset, mais quand il cite Lacan, il ne juge pas nécessaire de renvoyer au passage précis des Écrits où il a trouvé la phrase en question. Bref Clément Rosset n’est pas un philosophe de la génération des “ althusserliens ” (contraction d’Althusser et de Husserl, désignant une certaine scolastique à son avis périmée). Foin des appareils critiques et autres index savants, des références canoniques et des œuvres militantes qui caractérisent les époques optimistes bercées d’idéologies.
Originaire de Normandie, mais émigré à Nice depuis plusieurs décennies, Clément Rosset n’est pas pour autant un adepte des approximations et des “ peut-être que oui, peut-être que non ”. Ses Principes de sagesse et de folie proposent au contraire une réflexion rigoureuse inspirée des Fragments de Parménide :“ Il faut dire et penser que ce qui est est, car ce qui existe existe, et ce qui n’existe pas n’existe pas. ” Clément Rosset ne transige pas sur la “ crapulerie ” qui consiste à trouver des alibis et des faux-fuyants pour nier d’une manière ou d’une autre la présence immédiate de la réalité. L’occasion pour lui de faire le procès de la tradition platonicienne qui aurait perverti l’histoire de la philosophie occidentale. Clément Rosset fait preuve en somme d’un nietzschéisme gai, qui voit dans cette réalité-vraie de “ ce qui existe ”, une source de plaisir plutôt que d’horreur. Ses Principes de sagesse et de folie fonctionnent à la manière de “ règles pour la direction de l’esprit ” : sans chercher la polémique avec ses contemporains, il distribue les errements intellectuels selon deux directions, qui sont autant de manières de “ biaiser avec la vérité de Parménide ” et dans lesquelles chacun sera libre de se retrouver. La première se traduit par un “ déplacement ” de l’existence, autrement dit l’art de lui substituer un “ ailleurs ”(“ L’être est, mais le non-être est aussi ”). La seconde exprime un “ dédoublement ” : “ L’être existe bien, mais il est double. Il possède une plasticité telle qu’il peut. tout en étant l’être qu’il est, être aussi bien tout autre ”, écrit-il. Clément Rosset range ces deux perversions sous les rubriques de la “ folie ” et de la “ crapule ”.
Les Fragments de Parménide ont déjà fait couler beaucoup d’encre, et Clément Rosset a sans doute raison de penser que ces commentaires reviennent généralement à contester l’énoncé parménidien, à l’instar du fameux parricide platonicien. On est d’ailleurs tenté de se demander comment il pourrait en être autrement, tant il est vrai que cet énoncé a toutes les allures d’une tautologie. L’originalité de Clément Rosset tient dans le biais par lequel il en tire bien autre chose, en raisonnant à partir de la “ perception affective ” de l’existence. Il ne s’agit donc pas de démontrer la vérité parménidienne sur un mode ontologique, mais d’en analyser les expériences possibles. Celles-ci peuvent se traduire par un sentiment de “ jubilation ”, de “ surprise ” ou encore de “ nausée ”. Le dénominateur commun de ces trois expériences intimes de l’existence – ou plutôt du fait que ce qui existe existe, et rien d’autre –, fait de Clément Rosset un existentialiste nouvelle manière. Ou plutôt un nouvel Aristophane : “ De tous les écrivains connus, Aristophane est un de ceux qui ont le plus parfaitement réussi à évoquer cette jubilation qui consiste à se sentir exister, à sentir exister les choses autour de soi, et qui constitue ainsi une sorte de pure dégustation d’existence ”, lit-on encore dans ses Principes de sagesse et de folie. Les analyses de Clément Rosset sur ce type de jubilation, qui peut aussi bien aller jusqu’à la nausée ou se ramener simplement à un effet de surprise, devraient apparemment induire une philosophie de l’art de vivre. Il n’y a pourtant aucune éthique, aucun précepte de vie dans l’enseignement de Clément Rosset, comme si la tâche consistant à renverser la tendance à assimiler le réel au mal, supposée dominante dans l’histoire de la philosophie, se suffisait à elle-même.
Ce silence éthique est peut-être surtout l’expression la plus caractéristique de l’intimisme évoqué plus haut. Philosophe niçois, Clément Rosset ne cherche aucune publicité. Son opinion sur les affaires publiques, du reste, est la source d’un éventuel malentendu, si l’on croit que le choix de son éditeur fait de lui un intellectuel de gauche : “ La droite éternelle (pas celle de Le Pen, mais celle d’Aristophane), dit-il à qui lui pose la question de ses opinions politiques, m’apparaît plus volontiers le réceptacle de la désillusion, tandis que la gauche (encore une fois éternelle, celle de Cléon ou d’Alcibiade et non pas celle de Marchais ou de Cresson), me paraît plutôt le réceptacle de l’illusion. Mais j’ajouterai que ceux qui pensent et votent à droite le font malheureusement pour des raisons tout aussi illusoires que ceux de gauche. Je tiens donc à préciser que quand je pense et vote à droite, c’est avec la pensée aiguë qu’il y a seulement une quinzaine de personnes en France qui le font pour les mêmes raisons. ” Parménide serait-il pris en défaut, et la droite ne serait-elle pas la droite ? On peut en tout cas mettre au crédit de Clément Rosset de rester en accord avec sa propre définition de la philosophie, placée sous le signe de l’existence plutôt que celui des livres : dans son bureau, la bibliothèque est remplacée par la présence massive de deux immenses tableaux du peintre Chelkoff. Chelkoff (lui aussi Niçois d’adoption), “ n’est pas un inventeur de choses nouvelles, mais une sorte de récupérateur du hasard, un bon utilisateur du fortuit ”, écrit Clément Rosset. Une définition qui pourrait convenir à sa propre philosophie : c’est la discrétion de son œuvre, détachée des modes et des avancées scolaires, qui fait sa grandeur et lui donne un air intemporel. S’il fallait le rattacher à une tradition, ce serait celle de Schopenhauer, qu’il estime être l’un des grands penseurs que l’on relit “ à chaque période d’accalmie des accès de fièvre intellectuelle ”. Une période actuelle s’il en est, et qui justifie que l’on relise avec Clément Rosset la lourde évidence parménidienne, pour apprendre à vivre sans illusions, mais dans l’amour de la vie. »

Philippe Sollers (Le Monde, 6 mars 1992)

Éloge de l’allégresse
Clément Rosset est un écrivain de la pensée. Pour lui, il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le réel
 
« Quelque chose est dans l’air pour nous dire que les philosophes ont beaucoup menti et mentent encore, soit par hermétisme excessif, soit par capitulation devant l’esprit du temps, instrumentalisation politicienne, morale sirupeuse, consensus mou, atermoiements conformistes, nouvelles illusions de la mise en scène tournante. Les philosophes : des “ prêtres masqués ”, disait Nietzsche. Ils vont, ils viennent, ils colloquent, enseignent, s’entretiennent, publient ; ils justifient désormais un peu tout et n’importe quoi pourvu que cela aille dans la bonne direction. Ils ne se font pas prier pour nous expliquer ce qui devrait exister, aurait pu se produire, a tort de s’être produit, se passera nettement mieux si on les écoute. Un peu de tout, oui, mais pas l’essentiel, dont chacun, à la fin, ressent le plus urgent besoin : qu’est-ce qui est vraiment présent et réel ? Qu’est-ce que l’existence elle-même ?
Voici un écrivain de la pensée. Ses livres sont brefs, clairs, insolites, insolents, en retrait. Il commence par dénoncer l’inaptitude au réel dont fait preuve l’endémique folie humaine, son dégoût inné pour la simplicité, son attirance pour les complications inutiles. D’accord en cela avec Montaigne, Pascal, Spinoza et Nietzsche, il démonte ce désir constant de tromperie et de croyance romantique à l’irréel qui semble être la grande passion moderne. Il y a, dit-il, de tout temps, une inclination spontanée au double, une préférence accordée à ce qui n’existe pas plutôt qu’à ce qui existe. C’est le chichi précieux ou métaphysique, prêt à tout pour éviter ce qui est. “ La crédulité humaine est nécessairement capricieuse et changeante, c’est une seule et même chose que d’être crédule et incrédule, fanatique et versatile... Tout fanatique est un sceptique malheureux et honteux de l’être. ”
Bon réflexe : on part de l’étonnement devant le souci énergétique de base, la volonté de ne pas savoir (dont la littérature, de Molière ou Voltaire à Proust, nous donne tant d’exemples comiques). Je suis là, j’ouvre les yeux, mais je pense immédiatement “ autrement ”, “ ailleurs ”. Je suis prêt à accueillir avec faveur les “ illusionnistes ” ou les “ inguérissables ”, ceux qui me promettent une vie meilleure, ou bien ceux qui veulent me convaincre que la vie n’est pas là, ne sera jamais là, à cause d’un défaut d’origine. Bref, je suis à la merci de l’industrie inlassable des dévots, le dévot étant celui “ qui est d’abord incapable d’affronter le non-nécessaire ”.
Portrait de dévot d’aujourd’hui : “ Le dévot est ouvert à toute pratique pourvu qu’elle reçoive l’aval d’une autorité qui, si l’on peut dire, lui donne cours : une réalité considérée comme impie sera aussitôt adoptée si le juriste lui assure que « ça se fait », le policier que « c’est permis », le médecin que « c’est conseillé », le philosophe que « c’est rationnel » ”. Je crois tellement que le monde a un sens que je finis par obéir à ceux qui, dans un but d’exploitation, me montrent qu’il n’en a aucun. Je fais ce qu’on me dit de faire, je suis de plus en plus aboulique, j’oublie mon sentiment d’exister qui n’est plus pour moi qu’un encombrement.
Il y a pourtant une expérience intraitable qui répond du réel sans aucune justification. Clément Rosset l’appelle souvent la joie, la jubilation, la grâce, la béatitude, mais plus souvent encore l’allégresse. Sentiment soudain, peu avouable, dit-il, sans motif, éminemment réfutable mais curieusement insensible à toute réfutation, échappant à la démonstration rationnelle mais sans désaccord avec elle. À ce propos, Rosset a cette formule admirable : “ Tout reste pensé, tout cesse de peser. ”
S’agit-il de l’amour ? Sans doute, mais l’amour est encore dépendant d’une cause extérieure, alors que l’allégresse est pour ainsi dire sans cause, ou encore a des causes tellement multiples qu’il serait vain de les énumérer. Chiffre sans nombre, “ pensée sans arrière-pensée ”, elle jouit étrangement de l’absence de tout manque (“ le manque ”, tarte à la crème de la prêtrise masquée), de toute remise à plus tard. Elle est ici, maintenant, depuis toujours, à jamais.
L’allégresse est une ivresse autonome du présent qu’on ne peut obliger personne à partager, ce qui fait de son “ totalitarisme ” inné une absence de contrainte pour l’autre. Elle est une alacrité, une musique que Nietzsche définit ainsi : “ La fatalité plane au-dessus d’elle, son bonheur est bref, soudain, sans pardon. ” L’étrange, que la bêtise, la folie. la haine se montrent à son encontre comme participant d’un nième nœud d’inversion. L’allégresse, contrairement à la prédication romantique, ne distingue pas entre le désir et l’appétit. “ Elle aime la vie parce quelle aime le réel et pas le réel parce qu’elle aime la vie. ”
C’est surtout un sentiment secret, “ lieu du seul quant-à-soi absolument intraduisible et indivulgable ”. À l’action de nier ou de différer, conséquences de toutes les névroses “ noires ou blanches ”, elle oppose donc, sans s’opposer, en passant, un être-là sans faille. Bien entendu, rien ne peut avoir plus mauvaise réputation que cette force d’affirmation, non revendicatrice : “ L’offrande du réel, le don, toujours renouvelé, de la présence. ”
Semblable au “ secours extraordinaire ” dont parle Pascal, l’allégresse, ou la joie, est une “ réjouissance impensable ”, ce qui ne veut pas dire illusoire. Indifférent à la propagande religieuse ou philosophique, le plaisir sexuel, par exemple, n’est nullement une illusion. Non illusoire, et ultrasensible au malheur, “ la joie est paradoxale ou n’est pas la joie ”. On t’accuse d’être paradoxal ? Sache qu’on désigne ainsi en toi la joie qui dérange, mortifie, entraîne, la jalousie par son incompréhensibilité même.
“ C’est le privilège extraordinaire de la joie que cette aptitude à persévérer alors que sa cause est entendue et condamnée, cet art quasi féminin de ne se rendre à aucune raison, d’ignorer allègrement l’adversité la plus manifeste comme les contradictions les plus flagrantes : car la joie a ceci de commun avec la féminité qu’elle reste indifférente à toute objection. ” Le langage courant a donc raison de parler de “ joie folle ”, de dire qu’on est “ fou de joie ”.
Mais, remarque-t-on aussitôt, il y a de la cruauté dans la joie. Certes, mais “ non un plaisir à entretenir la souffrance, le refus de complaisance envers quelque objet que ce soit ”. La cruauté de la joie est celle du réel lui-même. Le gai savoir de Nietzsche (clarté et justesse exemplaires de Rosset à ce sujet dans La Force majeure) en est le signe chimique : “ Rien d’inquiétant ni de triste ne saurait jamais troubler l’humeur d’un philosophe chez lequel la connaissance du pire se confond invariablement avec le sentiment du meilleur. ”
Quelque chose est dans l’air, et je n’en veux pour preuve, après ou au milieu de tant de délires, qu’un désir, perceptible ici et là, de s’ancrer de nouveau dans le discours de Parménide, base des Principes de sagesse et de folie. Contre le “ parricide ” de Platon à l’égard de Parménide (coup de force d’où découle jusqu’à nous, toute métaphysique déclarée ou larvée), il s’agit de méditer concrètement la fameuse formule : “ L’être est ; le non-être n’est pas. ” Cette percée de la pensée, que les imbéciles considèrent comme évidente, est la pierre de touche de la reconnaissance du réel.
Retournant l’expérience de Sartre dans La Nausée, Rosset a raison de dire que “ le sentiment de l’existence peut être décrit comme un coup de foudre ”. On répond à ce “ coup ” par la nausée, justement (et ses corollaires dépressifs ou mélancoliques : “ Tout est de trop ! ”), ou bien par la jubilation, la surprise. “ Le jouisseur d’existence – l’homme heureux – se reconnaît à ceci qu’il ne demande jamais autre chose que ce qui existe pour lui ici et maintenant. ” Il “ souhaite l’infinie multiplication des choses qui existent ”. La musique ? Oui ou encore, en littérature : Rabelais.
De qui veut incarner la sagesse, il faut cependant exiger des précisions sur la folie. Folie dure (hallucination) ou folie douce (poétisation, idéalisation). Folie courante surtout, débusquée sans repos par Montaigne, et qui consiste d’ailleurs le plus souvent à se présenter comme raison ou bon sens. C’est l’esprit qui dérègle, non le corps : la prêtrise, masquée ou non, nous dit, c’est curieux, exactement le contraire. La “ seconde naïveté ” dont il a été question au sujet de Mozart est, ici, l’énigme ultime : état radieux d’un esprit qui ne suivrait plus que son corps retrouvé, gloire de la présence réelle, plus-que-présent revenu de tout, et qui pourrait tout dire en partant de n’importe quel point pour en célébrer l’éclat.
Affirmation et ironie : l’une ne vaut pas sans l’autre. Vérités gênantes, blasphèmes, sarcasmes. C’est pourquoi on lira avec le plus grand profit les deux avertissements de Clément Rosset intitulés (dans Principes de sagesse et de folie) « Le miroir de la mort » et « Les ratés de la parole crapuleuse ». Où l’on voit se profiler deux traits de la folie éternelle et nouvelle : le goût du morbide, sorte “ d’horrible démocratie de la mort ”, “ égalisation post mortem, rêve d’un lointain et bizarre communisme d’outre-tombe ” (le communisme de demain sera là, puisque “ l’égalité des cadavres console de l’inégalité des vivants ”). Et aussi la très fine analyse de la propension des truands à tenir un discours hyper moralisateur. Un exemple inattendu ? Prenons le Coran, sourate CXI : “ Au nom d’Allah clément et miséricordieux. / Que les deux mains d’Abou-Hahab périssent. / Et qu’il périsse lui-même. ”
Voilà ce que Clément Rosset appelle un “ raté de la parole crapuleuse ” (on peut penser que ce passage est dédié, sans le dire, à Salman Rushdie) : “ Encore un fâcheux manque de transition, qui exprime involontairement mais à merveille la conception ordinaire de la clémence et de la miséricorde : coupez-lui d’abord les mains ; ensuite, égorgez-le. ”
Mafia et intégrisme pourraient donc finalement faire très bon ménage ? Sur ce point, au moins, nous ne redoutons, hélas, aucun démenti. »

Les citations faites par Philippe Sollers sont extraites des principaux ouvrages de Clément Rosset : Le Réel et son double (Gallimard, 1976 ; nouvelle édition revue et augmentée, 1984) ; Le Réel, traité de l’idiotie (1977) ; L’Objet singulier (1979) ; La Force majeure (1983) ; Le Philosophe et les Sortilèges (1985) ; Le Principe de cruauté (1988), tous publiés aux Éditions de Minuit.

 




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