Romans


Christian Gailly

Les Oubliés


2007
144 p.
ISBN : 9782707319777
13.20 €
50 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Tôt ou tard. ça nous arrivera. On nous oubliera. En attendant leur tour, les deux journalistes de cette histoire, Schooner et Brighton, se donnent pour tâche de ramener à la lumière certains artistes oubliés. Ils appellent ça des missions. On part en mission, disent-ils. La dernière va leur coûter cher. L'un y trouvera la mort. L'autre, ce sera l'amour.

ISBN
PDF : 9782707327536
ePub : 9782707327529

Prix : 9.49 €

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Portrait de Christian Gailly par Nathalie Crom publié dans Télérama

Les mots blues

Il a abandonné le jazz pour l’écriture, avec l’obstination de celui qui n’a plus d’autre choix. Dans ses romans, Christian Gailly raconte l’amour, la mort, l’oubli. En toute sérénité.

 

Il n’écrit pas afin de laisser derrière lui quelque trace de son passage sur Terre. Afin de conjurer la mort, la perdition promise, l’effacement. Du moins est-ce ce qu’il dit, et l’on est tenté de le croire. « Ce qui restera de moi, au fond, ne m’intéresse pas. J’écris pour m’occuper l’esprit, pour échapper à la solitude et au vide. » Et aussi, quand même, concède-t-il, « pour que ce ne soit pas peine perdue – même si je sais que c’est vain, qu’il faut accepter l’idée d’écrire comme ça, pour rien, d’écrire alors même que bientôt ça n’intéressera plus personne ». Christian Gailly n’a pas le désespoir à fleur de peau, il y habite de plain-pied, il le respire, il s’y est fait. La preuve ? Il n’a nul besoin de grands mots, de poses affligées, non plus que de feinte dérision pour le convoquer dans la conversation : le chagrin est là, même pas à l’état latent, même pas comme une impudeur ou un fatum — comme une évidence plutôt, un axiome.

 

C’est ainsi : le désespoir, chez Christian Gailly, est une humeur pérenne. Une façon d’être, calme et posée. Sans complaisance. Donc sans pesanteur. Cela, qu’il en parle ou qu’il l’écrive. Depuis vingt ans qu’il publie, qu’il trace et peaufine à coups de romans élégants et graves son autoportrait en homme désenchanté, il n’a jamais eu d’autre sujet que celui-là. Comme une figure imposée qu’il n’a pas davantage cherché à fuir qu’il ne s’en est délecté. « Longtemps, ce désespoir s’est traduit par une propension au sarcasme. Ricaner me faisait du bien. Aujourd’hui, même si l’ironie demeure ma tonalité dominante, même si je reste ce que je suis, avec le doute et l’angoisse omniprésents, je me sens mieux, moins traqué. Je ne me déteste plus, je me fréquente même avec un certain bonheur. »

 

S’il ne cite pas Cioran, qui fit du désespoir une école de lucidité, c’est qu’il a préféré, lui, Gailly, y tracer un chemin poétique. Convaincu que « ce n’est qu’en parlant d’autre chose qu’on dit ce qui importe vraiment », il a trouvé sa voie dans le roman, la fiction. De Dit-il (1987) à Dernier Amour (2004), en passant par Be-bop (1995) ou Un soir au club (2002), il y en a au total treize, aujourd’hui que paraît Les Oubliés (1). Des histoires toujours faussement anodines, voire transparentes. Des histoires « qui parlent simplement d’amour et de mort », « banales », car, explique-t-il, « je n’ai guère d’imagination, alors mon plaisir est d’essayer, partant de ces intrigues ordinaires, d’écrire chaque fois une variante qui possède sa tonalité propre ».

Ce ne fut pas d’emblée si simple. Dans la biographie de Christian Gailly – il a aujourd’hui 63 ans –, l’écriture apparaît relativement tard, au milieu des années 80. Auparavant, il y eut surtout le jazz, qu’il pratiqua dès l’adolescence avec bien plus de talent, dit-on, et de ferveur qu’on en voit d’habitude chez un simple amateur, mais qu’il abandonna quand s’imposa la certitude qu’il ne pourrait en faire son métier. « Le problème s’est posé de la même façon pour l’écriture. Si ce n’est qu’à ce moment-là de ma vie, quinze ans plus tard, je n’avais plus le choix, mon existence était au point mort. Je me sentais porteur d’une sensibilité singulière qui cherchait un mode d’expression. Il fallait que ça marche. »

L’écriture comme une urgence – mais pourquoi elle ? Car Christian Gailly n’a pas grandi, enfant puis adolescent, parmi les livres. Et si, à partir de 25 ans et durant plusieurs années, il s’est intéressé de très près à la psychanalyse, ou encore à l’anthropologie et la linguistique, puisant dans Lévi-Strauss, Lacan ou Ja­kobson « ce que j’ai pu en comprendre, ce qui est la meilleure façon de lire », la littérature est demeurée longtemps pour lui une terre inconnue. Jusqu’à ce que Beckett lui entrouvre la porte : « En lisant la première page de L’Innommable, il m’a semblé que Beckett sortait de nulle part, qu’il s’autorisait à écrire comme il l’entendait et non en vertu d’un quelconque héritage littéraire. J’ai même cru naïvement qu’il était presque illettré ! Je me suis dit alors : c’est donc possible. »

 

C’est possible, mais ce n’est pas gagné. « Je croyais avoir des choses à dire, mais je n’y parvenais pas. Parce que les choses à écrire ne sont pas forcément celles qu’on a à dire. » Christian Gailly a donc alors un peu plus de 40 ans, et c’est en lisant, de façon volontariste, qu’il entreprend un patient apprentissage, cherchant dans les livres des autres « comment il faut s’y prendre pour construire une phrase, pour en enchaîner deux ». Il tâton­ne durant plusieurs mois, produit « des textes brefs, désespérés et sarcas­tiques », jusqu’à ce que l’éditeur Jérôme Lindon l’incite à se diriger vers le roman. « Je me suis vraiment forcé. Et je me suis aperçu que dans le cadre des contraintes qu’impose la fiction je trouvais une vraie liberté de parler de moi, de mes angoisses, de mes hantises. Que ces contraintes étaient la condition même de ma liberté. D’une certaine façon, cela rejoignait mon expérience musicale. L’improvisation, dans un cadre harmonique et rythmique rigoureux, me procurait toujours un immense plaisir. En revanche, c’est après avoir touché au free-jazz et y avoir trouvé une jouissance passagère terriblement désespérante que j’ai décidé d’abandonner la musique. »

 

Le besoin d’harmonie, d’une maîtrise parfaite de la forme, l’importance primordiale du rythme et de la respiration : depuis vingt ans, on trouve tout cela dans chaque phrase de Christian Gailly, écrivain minutieux, précis, maniaque. « Je me suis rendu compte très vite que l’écriture satisfaisait en moi une vieille tentation de composer. Quand je parviens à articuler une phrase de façon satisfaisante, le plaisir est comparable à celui du compositeur. En ce sens, l’écriture est pour moi le prolongement d’une activité musicale inaboutie. » C’est dans cette maîtrise, acquise peu à peu au fil des livres, dans cette perfection formelle à laquelle il tend que Christian Gailly trouve, davantage qu’une satisfaction, un apaisement. Pour le reste, il savoure la reconnaissance dont il jouit, tout en estimant faire partie non pas des « grands écrivains, créateurs de formes nouvelles », mais plutôt « des milliers d’artistes, écrivains, peintres ou musiciens voués à l’oubli à brève échéance ». Se préparant ainsi une postérité à l’image de sa vie – «ma présence dans le monde est discrète et modeste », dit-il. 

Nathalie Crom, Télérama, 10 janvier 2007

« C'est tuant, les souvenirs », soupire Beckett, en exergue au nouveau roman de Christian Gailly. C"est tuant, certes, mais c’est là paradoxalement tout ce que possède l’homme pour conjurer la fuite du temps, affronter le processus de délitement général sans cesse à l’œuvre - le désir qui s’abîme dans l’habitude et la médiocrité, le vieillissement des corps, et la mort au terme du chemin. La mort, c’est inopinément qu’elle surgit un jour, sur la route qu’ont empruntée Brighton et Schooner, partis « en mission » – c’est ainsi qu’ils qualifient leur travail : dans un journal, une chronique intitulée « Que sont-ils devenus ? », consacrée à des artistes oubliés. Ce jour qui va s’avérer fatal – mais ils l’ignorent –, Albert Brighton et Paul Schooner ont rendez-vous en Bretagne avec Suzanne Moss, violoncelliste virtuose disparue du paysage. Mais la rencontre tourne court : Brighton et Schooner ont un accident de voiture, rentrent à Paris en train, et là, dans le TGV, Schooner s’effondre, Schooner est mort – et, déjà, « il ne reste rien de Paul Schooner. La goélette s’est évaporée. Même si la métaphore navigue encore dans des : Je pense à lui. Ou dans des Je me souviens de lui. Ou bien dans des : Je l’aime encore. L’aimerai toujours. Jusqu’à ma mort. Après, plus rien. Je ne réponds plus de rien ». C’est donc seul que Brighton ira rencontrer Suzanne Moss – et l’on s’en voudrait de raconter ce rendez-vous drolatique, dont le tendre dénouement participe de la grâce que distille cet opus tragi-comique tout de finesse et de gravité.
Christian Gailly y entremêle les motifs qu’on lui connaît – la musique, la solitude, l’amour, la mort –, mais si l’oubli est bien le cœur anxieux du roman, la douceur s’y fraye un chemin, et avec elle une forme de rémission. Sentiments contraires que la prose de l’écrivain, tantôt morcelée et comme hors d’haleine, tantôt étincelante de limpidité, donne littéralement et intimement à ressentir.

Fabrice Gabriel, Les Inrockuptibles, 16 janvier 2007

Dédier son livre à quelqu’un peut relever de la pure politesse, mais n’est pas forcément anodin. Ainsi Les Oubliés, le treizième et très beau roman de Christian Gailly, est-il écrit « pour Franklin » : on apprendra dans les dernières pages que ce Franklin est un jeune chat aux yeux jaunes, qui murmure « Mia-mia » pour dire aux humains « je t’aime »… Comment résister à ce genre de détails ? Il n’y a que Gailly pour s’offrir ainsi le plaisir d’une histoire d’amour avec animaux et violoncelle, humour noir, nouilles au beurre et accidents (de la vie). Les Oubliés, c’est cela : la partition d’un écrivain qui ne s’encombre pas d’orchestrations compliquées, mais va droit à l’infime, donc à l’essentiel, à coups de phrases coupées trop court, de chapitres à peine esquissés, de mots et de sentiments qui restent ensemble en suspens. Quelques notes, deux ou trois motifs, et le livre tient en équilibre comme il tient le rythme, mystérieusement, presque magiquement, au bord souvent du plus plat prosaïsme, mais bien au-delà de l’ordinaire.
Les « oubliés », ce sont des artistes un peu mythiques que la notoriété a fuis, mais que Schooner et Brighton, les Dupont et Dupond anglophiles de Gailly, ont pour mission de retrouver, à la faveur d’une série de reportages intitulés « Que sont-ils devenus ? »… Il y a parmi ces « oubliés » des personnages déjà rencontrés dans les romans précédents de l’auteur (par exemple Un soir au club ou Dernier amour), mais il y a surtout Suzanne Moss, violoncelliste virtuose dont la carrière s’est brutalement interrompue, après un enregistrement légendaire des Suites de Bach. C’est vers elle que va le livre : Schooner et Brighton sont en route pour la Bretagne, ils vont enfin la rencontrer, quand le sort, soudain, en décide autrement. De leur accident naîtra le récit : une drôle d’affaire de deuil et d’amour, car Schooner meurt très vite, et son ami doit annoncer la nouvelle à sa femme, avant de poursuivre seul le reportage prévu, à la recherche de la musicienne mystérieuse…
Donner ainsi la trame du livre, c’est ne rien dire de sa matière : délicate, d’une richesse discrète sous son minimalisme apparent, l’écriture brasse et casse dans un demi-sourire les grands thèmes des gros romans de toujours. Comment vivre la perte d’un ami ? La naissance de l’amour ? L’usure des sentiments ? La simple vieillesse des corps ? L’auteur se devine beaucoup, derrière ses personnages et leurs questions, mais nous épargne toute confession et tout pathétique : Les Oubliés est un roman qui va vite, où l’on circule sans arrêt, en voiture ou en train, en taxi ou à vélo, sous un parapluie ou dans une vieille Saab dont la radio n’a même plus besoin de fonctionner, puisque la musique est là, partout, à l’intérieur des mots. Pas de grandes orgues, à peine une mélodie, juste de quoi retarder un peu la mort, faire reculer l’oubli : un roman de Christian Gailly.

Jean-Claude Lebrun, L’Humanité, jeudi 11 janvier 2007

Il aura fallu attendre Un soir au club (2002) et Dernier amour (2004), ses onzième et douzième romans, pour que Christian Gailly sorte enfin du relatif anonymat dans lequel il se trouvait confiné. Depuis Dit-il, le premier de ses livres en 1987, il était certes apprécié et reconnu par un petit cercle d’amateurs de littérature innovante, mais son audience restait faible. Si son travail n’avait été soutenu sans défaillance par son éditeur, si celui-ci ne s’en était tenu qu’au court terme et à la rentabilité immédiate, ces deux grands textes de référence aujourd’hui étudiés dans de grandes universités étrangères n’auraient peut-être jamais vu le jour. Ce sont des choses qu’il convient de rappeler, alors que l’édition est assez largement entrée dans une logique de simple satisfaction de la demande.
Les Oubliés porte en épigraphe une citation de Samuel Beckett, « C’est tuant, les souvenirs ». Christian Gailly, toujours extrêmement attentif à ne négliger aucune porte ouverte par le langage, prend ici l’affirmation au pied de la lettre. Pour cela, il invente deux figures improbables de journalistes chargés d’enquêter sur d’anciennes gloires oubliées. Ce jour-là donc, « Brighton et Schooner partaient en mission ». Impossible de ne pas entendre, là derrière, la mélodie souriante du fameux « Pincemi et Pincemoi étaient en bateau ». On sait que Pincemi tomba à l’eau. Schooner de son côté meurt, dans les toilettes d’un TGV, entre Rennes et Paris… Impossible également de ne pas percevoir dans le choix des deux noms une volonté de suggérer l’existence purement littéraire des personnages. L’un tirant son patronyme du nom de la ville portuaire anglaise, l’autre d’un modèle de voilier. Parce que tournés ensemble vers le grand large d’une aventure d’écriture ? L’hypothèse ne paraît pas absurde. Les voici en tout cas lancés dans leur treizième mission. A l’image de Christian Gailly nous proposant son treizième roman. Ils ont fait paraître déjà des reportages sur des célébrités disparues de l’actualité, tels le compositeur Paul Cédrat, le jazzman Simon Nardis ou encore l’écrivain Martin Fissel. On se rappelle que Christian Gailly, un jour, posta les mêmes au centre de récits romanesques : il se pourrait donc bien que ces « oubliés » renvoient à ses propres figures de mots et de papier.
Treize missions, « ça commençait à bien faire », note ici le narrateur. Comme pour signifier que pour l’écrivain aussi, un tournant peut-être s’amorce, au bout de vingt ans d’un incomparable parcours d’écriture. Une nouvelle fois, quasiment au centre, se tient la musique : après Mozart, le jazz, les compositions sérielles, voici maintenant Bach et ses Suites pour violoncelle. La modernité prise à sa source. Brighton, désormais seul, mène son ultime enquête auprès de Suzanne Moss, l’ancienne violoncelliste virtuose au prénom mozartien, dont un accident avait prématurément interrompu la carrière. Il se rend chez elle, sur le littoral breton, et découvre combien l’oubliée vit et séduit encore. Celle-ci continue donc d’exister. D’ailleurs Brigthton peut entendre son interprétation de Bach s’élever des enceintes d’une chaîne. Et si les personnages habitant les textes du romancier suivaient une semblable destinée ? Alors que Christian Gailly se distingue par l’ampleur de son travail sur les sons et les rythmes, et certainement peut se trouver suspecté de déviation formaliste par les censeurs traditionalistes qui un peu partout élèvent de nouveau la voix, on est justement frappé par la sensation d’épaisseur psychologique et de justesse humaine qui émane de ses romans. Une façon de concevoir la vie, en même temps dans la fréquentation de l’art et dans les rapports aux autres, de toute évidence s’y dessine.
Entre Suzanne Moss et Brighton, « on fera ce qu’on pourra », indique à la fin le narrateur. Pour immédiatement préciser, dans ce travail inimitable sur les temps et la perspective narrative, qui place Christian Gailly dans le même lignage que Jean Echenoz : « Ils ont fait beaucoup mieux ». Pas la peine d’en dire plus. La virtuosité d’écriture n’exclut ni le tact ni la grâce. Et l’on aura quelque peine à nous faire admettre qu’il n’y a là que prose désincarnée portée par un technicisme sans âme.


 

 




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