Paradoxe


Peter Szendy

Membres fantômes

Des corps musiciens


2002
Collection Paradoxe , 160 pages
ISBN : 9782707318053
15.20 €


« La musique invente, construit, fait des corps. Nos corps, mais qu’il nous reste à lire et relire.
Ce sont non seulement des corps techniques – ces prothèses, ces artefacts que forment les instruments –, mais aussi des corps vivant d’une vie étrange, fantomatique et survivante : aussi inouïs qu’une main avec plus de cinq doigts, que des pieds qui respirent tels des poumons, qu’un toucher à distance et sans contact.
L’Organologie, cette respectable discipline qui recense les corps sonores, est ici interrogée et quelque peu malmenée dans son corpus séculaire, pour qu’elle livre ce qu’elle recèle et préfère généralement cacher : des organes inédits, des hybridations et des greffes sorties d’une fiction agissante, des monstres et des chimères qui guettent l’occasion pour prendre corps, en effet(s).
Au-delà de ces corps singuliers que la musique compose et dépose, ce sont enfin des figures d’un corps collectif, “social ”, qui surgissent au milieu d’un appareillage d’innervations à distance, télépathiques. »
Peter Szendy

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

… je suis là, dans cette chambre… – Les corps interprétants – Effictions – Organologiques (1) : l’effacement des corps – Retouches, ou le retour des corps – Idiotismes, ou le dialecte des corps – Monk, une légende – Trace de doigts – Rhétorique digitale – Ablations de greffes (« trop de doigts ») – Doigts romantiques (« système du toucher ») – Pieds – Joyeuses tropiques (évolution, révolutions) – Deux dépêches (l’une fictive, l’autre rêvée) – Organologiques (2) : l’autophonie – Genèse (1) : clavecin oculaire, orgue de saveurs – Télépathie – Scrupules (clonages et suppléance) – Conduire (vu de dos) – Genèse (2) : Fantasia, ou la « plasmaticité » – Toucher à distance – Organologiques (3) : l’aréalité – Corps électriques – Formations de masses – … j’étais transporté… (post-scriptum)

ISBN
PDF : 9782707327697
ePub : 9782707327680

Prix : 10.99 €

En savoir plus

Jean-Baptiste Marongiu (Libération, 14 novembre 2002)

Notes en haut de pages
Comment on fait corps avec la musique, qui elle-même façonne le temps et l’espace, et finalement la pensée de ceux qui en jouent.
 
« (…) Dans Membres fantômes, Peter Szendy parcourt l’histoire de l’organologie, cette ancienne discipline ayant comme objet les instruments musicaux, mais pour y adjoindre l’adaptation des organes humains nécessaires pour en jouer. Dans les deux cas, il s’agit d’une fabrication proliférante, voire d’une véritable transmigration de l’organique au machinique et vice versa. Songeons aux différentes pédales qu’on a appliquées à l’orgue, pour en réguler le vent (finalement réduites à deux dans le piano : pédales douce et forte justement) – avec ce singulier déplacement d’organes des poumons aux pieds. Suivons aussi, avec Szendy, l’extraordinaire façonnement de la main (à partir de Couperin) pour obtenir une force comparable de chaque doigt sur le clavier et ainsi “ lier les touches, lier les doigts, les mains, mais aussi se lier (à) soi en une phrase qui soit une, qui fasse corps et qui construise l’unité sonore de « mon » corps ”. Mais ce couplage de plus en plus serré du corps et de l’instrument, leur fécondation réciproque, finit par rencontrer – avec les moyens de transmission à distance, les instruments d’enregistrement et de réécoute – une autre spatialité, un milieu musical proprement fantomatique dans lequel les corps baignent au-delà de toute instrumentation organique.(…) »

Nicolas Julliard (Le Temps, samedi culturel, 30 novembre 2002)

« À l’écoute de son corps. Musicologue dont les traités marivaudent en terres fictionnelles, Peter Szendy n’aime rien tant que ce “ quelque chose qu’il y a en plus de la musique ”. Après un ouvrage consacré aux circonvolutions des conduits auditifs (Écoute, une Histoire de nos oreilles, Éditions deMinuit, 2001), l’auteur français s’attache aujourd’hui à la dissection d’appendices impalpables, ces “ Membres fantômes des corps musiciens ” que négligent d’ordinaire les traités musicaux.
Ou comment, au fil d’une chronologie érudite de la pratique instrumentale se dessine une histoire du corps en jeu, tel que le façonnent les préceptes interprétatifs du temps. Corps et musique : un thème immense qui, de l’aveu de l’auteur, est bien trop visité pour que l’on s’y aventure par la grande porte. À la dérobée, donc, Peter Szendy emprunte une voie personnelle pour aborder la question, livrant au lecteur un souvenir d’enfance à la première personne. Découverte de l’apprentissage du piano par lequel le narrateur comprend qu’il lui faut plier son corps aux besoins d’une partition, fondre son corps dans celui du professeur comme dans celui de l’instrument pour y ravir une nouvelle enveloppe, plus apte à rendre justice aux gestes fantômes du compositeur absent.
Abandon du corps qui nous est propre, adoption d’une prothèse fictive tenant lieu d’interface entre l’instrument et le corps, tout se noue dans ce mouvement simultané de possessions et de dépossessions que chaque période historique négocie à sa guise. Invisibles, absents des traités de pratique instrumentale, ces corps-là sont des corps fantômes, des corps de fiction. Ou, comme l’indique l’auteur, des “ effïctions ”, mêlant à la figure de rhétorique qui désigne la description anatomique (effictio) le caractère “ fictif ” et “ efficace ” de ce corps agissant.
Comme les corps, les mots chez Szendy se télescopent selon un principe de contractions qui le pousse à forcer l’“ organologie ”, cette science des instruments, dans le giron de l’organique, liant de manière indissociable l’histoire du jeu instrumental à celle des corps fantômes qu’elle induit. Avec, au terme du parcours historique, l’idée que l’enseignement musical moderne tient de la normalisation du corps en imposant un doigté unique.
Entre-temps interviennent, tout au long du récit, quelques corps étrangers : celui de Thelonious Monk, par exemple, géant du jazz au jeu imprévisible qui paraît osciller entre la maîtrise absolue de son corps et la découverte hébétée d’un instrument-corps qui joue tout seul. Celui, également, de Glenn Gould, pianiste qui se rêve instrument (“ Glenn Steinway ”) dans une fiction de Thomas Bernhard. Celui, enfin, de Léon Theremin, inventeur d’un instrument qui porte son nom, dont le rayonnement électromagnétique permet d’en jouer sans même le toucher.
Tentée par la dématérialisation de l’instrument qui joue tout seul (l’autophone), l’histoire des corps musiciens trouve alors dans la télépathie Un fantasme à l’attrait vivace. Du chef d’orchestre conduisant à distance un organisme démultiplié aux systèmes de transmission du son à distance, le jeu instrumental se fait le générateur d’un corps social, musique totale que tout le monde perçoit par les voix de l’éther.
Conseiller éditorial à l’Ircam pendant près de dix ans, chargé de programmes à là Cité de la musique de Paris et enseignant à Strasbourg, Peter Szendy a le goût du partage. La curiosité chevillée au corps, l’auteur articule ses “ Membres fantômes ” avec la générosité d’une découverte intime que l’on ne peut garder pour soi. Aux frontières de l’organologie et de la philosophie, le corpus érudit qu’il anime évite ainsi l’écueil de l’hermétisme par une écriture soucieuse de dialogue, la première personne de l’auteur répondant aux contradictions soulevées par un lecteur imaginaire et critique. Ultime création d’un corps fictif à travers l’écriture, rejoignant en lecture la fascinante compagnie des spectres musiciens que Szendy revitalise au gré de ses pages habitées. »

Jean-Pierre Gaxie (La Quinzaine littéraire, 1er décembre 2002)


Corps à corps musiciens
 
« Deux souvenirs personnels encadrent l’ouvrage. Il est question d’abord de l’apprentissage d’un prélude où l’auteur enfant oublie son corps pour devenir piano... En P.S., un accordéoniste joue une valse dans le métro, et c’est la valse plutôt que la rame qui, sous les doigts des musiciens. transporte les voyageurs.
L’affaire entière est placée sous le signe de Diderot puisque l’épigraphe est tirée du Rêve de d’Alembert (“ ...c’était, en commençant, un galimatias de cordes vibrantes et de fibres sensibles... ”) et que, surtout, apparaît, en début de livre. la figure emblématique du Neveu de Rameau : “ ... faisant lui seul... tout un orchestre... courant, s’arrêtant avec l’air d’un énergumène... ” Peter Szendy va jusqu’à dire qu’avec ce personnage du Neveu une effiction a lieu – à savoir, comme dans un mot-valise, l’efficace d’une fiction qui permet d’approcher “ la singulière instance des membres et des organes fantômes que le corps à corps musicien fait surgir ”.
De là, différents corps interprétants sont alors convoqués : celui de Liszt (“ mon piano, jusqu’ici. c’est moi, c’est ma parole, c’est ma vie ”), celui de Glenn Gould, ressurgi du Naufragé de Thomas Bernhard (“ L’idéal serait que je sois Steinway°, je pourrais me passer de Glenn Gould... Me réveiller un jour et être Steinway et Glenn, en un seul... Glenn Steinway ”), celui de Thelonius Sphere Monk et “ sa distance de lui à lui qu’il n’a cessé d’éprouver et de faire sonner au clavier ”. Sa main gauche, régulière, rigide, imperturbable – droite pour tout dire. Sa main droite agile, dissonante, volontairement maladroite – gauche aussi bien... Ces corps interprétants sont exemplaires par leurs postures qui passent l’entendement. À partir d’eux, on revient en arrière dans “ une tentative de généalogie des organes sonores ”. On passe ainsi, avec Athanase Kircher (ce fou d’Égypte et de musique, dernier polymathe du XVIIe s.), des premiers claviers d’orgue actionnés par la paume entière, aux traces de doigtés chez Couperin (son Art de toucher le clavecin de 1717) et à sa prolifération de doigts. Ensuite, avec les doigts romantiques, paradoxalement, se met en place une disposition rationalisée des doigts sur le clavier que démultiplie cependant (évolution, révolution) l’usage de ce qu’on a appelé le pied-au-clavier, soit l’utilisation des pédales. “ C’est cet appareillage du pied, écrit l’auteur, qui entraîne le pianiste, avec la main, dans ce qui m’apparaît de plus en plus comme une tropique infinie. ” Une tropique ? Une rhétorique, disons, qui use, comme chacun sait, de tropes ou de figures, et qui se trouve être dans une chance de tension signifiante avec les idiotismes des corps musiciens.
On pourrait s’en tenir là si une intuition de Diderot (encore lui) ne faisait des siennes : “ Nos sens sont autant de touches sur le clavecin organisé que nous sommes ”, et le clavecin oculaire du père Castel (évoque dans Le Rêve de d’Alembert, mais aussi dans L’Encyclopédie) non moins plus tard que l’orgue à bouche de Des Esseintes, dans l’À rebours de Huysmans, ouvrent – dans leurs effictions – à l’univers des synesthésies... Nous entendons par nos yeux et regardons par nos oreilles. “ Mes faims, tournez, paissez faims / Le pré des sons ”, écrit Rimbaud. D’innombrables membres et organes fantômes se présentent, depuis lors, dans une injonction à illimiter les corps à corps musiciens.
On pourrait reprocher à l’auteur de ne prendre guère en compte, en fait d’instruments, que le piano, le clavecin, l’orgue, mais, outre que les classifications d’instruments de musique ne sont jamais que relatives, comme Mersenne au XVIIe siècle le remarquait déjà, et que la figure du chef d’orchestre, du conducteur telle qu’il l’évoque, les subsume, il est certain que ces instruments à clavier ne sont pas sans évoquer la machine à écrire, non moins que l’ordinateur, et leurs propres corps à corps effictifs.
Sans doute serait-il dommage de laisser un tel livre au seul domaine musical. D’intéresser tous les savoirs du corps, il doit bien sûr intéresser tous les corps de savoir. Ce serait peu. Il devrait même requérir le lecteur rétif à la musique (surtout lui), comme peut en témoigner la citation de Kafka – rétif s’il en fut – qui termine l’ouvrage : “ La danseuse Eduardowa, fervente de musique, circule en tramway comme partout ailleurs en compagnie de deux violonistes qu’elle fait fréquemment jouer... C’est, il est vrai, un peu surprenant au début, et, pendant un bref instant, chacun trouve que ce n’est pas convenable. Mais lorsque le tramway circule, dans un grand courant d’air et dans une rue tranquille, ça sonne joliment. ” »

 




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