Critique


Clément Rosset

Le Principe de cruauté


1988
Collection Critique , 96 pages
ISBN : 9782707311801
13.00 €


« Il n’y a probablement de pensée solide – comme d’ailleurs d’œuvre solide quel qu’en soit le genre, s’agit-il de comédie ou d’opéra-bouffe – que dans le registre de l’impitoyable et du désespoir (désespoir par quoi je n’entends pas une disposition d’esprit portée à la mélancolie, tant s’en faut, mais une disposition réfractaire absolument à tout ce qui ressemble à de l’espoir ou de l’attente). Tout ce qui vise à atténuer la cruauté de la vérité, à atténuer les aspérités du réel, a pour conséquence immanquable de discréditer la plus géniale des entreprises comme la plus estimable des causes.
Réfléchissant sur cette question, je me suis demandé si on pouvait mettre en évidence un certain nombre de principes régissant cette “ éthique de la cruauté ”, – éthique dont le respect ou l’irrespect qualifie ou disqualifie à mes yeux toute œuvre philosophique. Et il m’a semblé que ceux-ci pouvaient se résumer en deux principes simples, que j’appelle “ principe de réalité suffisante ” et “ principe d’incertitude ”.»
Clément Rosset

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Introduction – 1. Le principe de réalité suffisante – 2. Le principe d’incertitude – 3. Post-scriptum – Appendices : 1. L’inobservance du réel – 2. L’attrait du vide – 3. L’assurance tous risques

ISBN
PDF : 9782707331519
ePub : 9782707331502

Prix : 9.49 €

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Roger-Pol Droit (Le Monde, 14 octobre 1988)

Les pensées minimales de Clément Rosset
 
« Il compose désormais de très courts livres. Une centaine de pages, rarement plus. Et encore, c’est écrit gros. Les références sont réduites au strict nécessaire : pratiquement pas de notes. En outre, aucun jargon – comme si la politesse de la pensée commençait par mettre au rancart l’arsenal des cuistres. Clément Rosset parle comme tout le monde, bien que ce soit pour dire ce que personne n’aime entendre. Il appelle un chat un chat, plutôt qu’un fissipède de la famille des Felidae. Pour les précieux, c’est une première raison de le tenir en piètre estime.
Ce n’est pas la seule. Rosset manie la provocation comme d’autres l’éventail. Il cite plus volontiers Courteline que Platon, ou Marcel Aymé que Hegel. Voilà que son dernier livre traite notamment de l’amour des melons, de la grand-tante de Swann et de Buster Keaton. Séraphin Lampion, personnage d’Hergé, y fait une brève apparition. Cette désinvolture envers l’académisme, cette prédilection pour les exemples aussi pertinents qu’incongrus sont à souligner : elles sont rares.
Toutefois, s’il n’y avait là que les scandales infinitésimaux de quelques effets de style, l’auteur serait un habile, l’iconoclaste un rhéteur – pas un philosophe. Si Rosset est effectivement scandaleux, et finalement insupportable, ce n’est pas du fait de ses loufoqueries délibérées. C’est à cause de sa pensée.
Le Principe de cruauté en offre un condensé et un prolongement. Cette cruauté-là n’a rien à voir avec la jouissance du sadique. Elle ne vise même pas à faire souffrir. Elle dit simplement ce qui est. Cruelle, pour Rosset, toute œuvre qui parle vrai. Car la vérité, à ses yeux, n’a rien d’agréable. Elle nous ampute au contraire de nos illusions, et nous prive de nos erreurs protectrices. Otant les prothèses du rêve, elle est, par essence, inconfortable. Ceux qui la cherchent n’y trouveraient pas le repos, mais seulement une position moins dommageable que celle du mensonge et des fantasmagories.
Qu’est-ce que la vérité nous dévoile donc de si terrible ? Le réel – unique, banal, affreux, sans dehors. Rosset ne parle que du réel (1). Sous x formes, ce philosophe, comme tous ceux qui ont quelque chose à dire, rédige, en fait, un seul livre. Il ne cesse d’y constater que le réel est... réel, et que nous n’en sortons pas. Ou plutôt que nous faisons tout pour en sortir, évidemment sans succès, parce que nous ne pouvons comprendre, ni endurer longtemps, la dureté d’une existence éphémère, et la gratuité de ses malheurs inéluctables.
Pour faire oublier tant d’horreur, des philosophes en chef ont forgé des délires grandioses et perfectionnés. Les pékins, eux, bricolent de bêtes ruses. N’empêche que tous sont logés à l’enseigne de l’illusion... Voilà que Rosset devient embarrassant. Expliquons, reprenons.
Ce qui distingue la philosophie, ce sont moins des techniques qui lui seraient propres que la généralité de son projet. Son ultime ambition n’est pas d’étudier telle ou telle chose, mais d’expliquer toute espèce de choses. Elle vise la réalité dans son ensemble, et non simplement telle région du monde. Or, poursuit Rosset, le réel ne contient pas, en lui-même, de quoi le comprendre. Il est simplement là. Inintelligible et persistant. Du coup, les philosophes n’ont eu de cesse de le proclamer pauvre, de lui inventer des arrière-plans où résideraient ses secrets, certains allant jusqu’à le déclarer carrément inexistant, illusoire, bref... irréel ! Comme si ce qui échappe à notre entendement devait forcément se réduire à rien.
Reste à savoir ce que le réel a de tellement gênant pour qu’on s’évertue à le faire oublier sous couvert d’en percer l’énigme. Qu’il excède notre compréhension n’est pas encore le pire. L’intelligence peut toujours se débrouiller pour classer le dossier de la réalité dans les affaires à suivre, indéfiniment. Mais l’affectivité souffre. La douleur, la mort, la trahison et la veulerie, l’universel du sordide... Voilà qui excéderait nos forces. Le réel serait toujours plus que nous n’en pouvons supporter. Sa cruauté est simplement d’être, tel quel, sans intention – et, surtout, sans recours.
Nous ne sommes pas, comme croyait Sartre, “ condamnés à être libres ”. Nous sommes condamnés au réel, et à ce qu’il a d’inéluctable. Le mirage – où s’abîment, selon Rosset, tant de philosophies – consiste à croire qu’on puisse interjeter appel. Elles ne voient pas que le réel est dépourvu d’interstices et de délais : l’exécution y coïncide avec la sentence.
On peut alors opérer, entre les philosophies, un de ces clivages massifs que l’auteur multiplie avec une audace bonhomme. Il y a ceux qui enjolivent le monde, afin que les hommes y vivotent, bercés de faux espoirs – ce serait l’opium de l’élite, si l’on ose dire. On rangerait de l’autre côté ceux qui disent vrai, qui montrent que tout espoir sonne faux – ce qui ne veut pas dire que toute joie soit impossible (2).
Ce partage des philosophes entre “ guérisseurs ” compatissants, mais inutiles (Platon, Rousseau, Hegel, par exemple), et médecins impitoyables, mais efficaces (Epicure, Lucrèce, Schopenhauer, entre autres), est combiné avec un autre tri. Celui-ci oppose les détenteurs d’absolu aux maîtres d’incertitude.
Il est clair, en effet, que, si le réel demeure, en son fond, hors de prise pour nos moyens intellectuels, tout concept devra s’élaborer “ sous réserve ”, se construire à l’ombre d’un doute que rien, jamais, ne saurait lever. Montaigne et Hume, par exemple, seraient cette fois les modèles – contre Descartes et Kant.
Ainsi Clément Rosset fait-il un usage décapant de la philosophie. La réflexion se trouve réduite à une fonction de nettoyage des erreurs, plutôt que d’établissement d’une vérité. Cette philosophie minimale est “ inutile ”, mais en même temps irrécupérable. Elle est déprimante, mais en même temps tonique, si l’on a suffisamment de santé pour y résister. Rosset décape aussi la philosophie elle-même, en bousculant sa tradition, avec une balourdise plus finaude qu’il n’y paraît.
Il ne cherche même pas à désespérer Billancourt. Il sait bien que personne n’y parviendra jamais. Les faits sont têtus, mais les humains, pour s’aveugler, le sont plus encore. Plus énigmatique peul-être que le réel lui-même, une faculté, quasiment toute puissante, permet aux descendants du singe de toujours éviter de voir ce qu’ils ont sous les yeux.
Lire Rosset a donc bien du charme, parce qu’avant tout il veut déplaire. Il semble toutefois qu’un raisonneur un peu exigeant pourrait lui faire grief de certaines nonchalances. Si le “ principe d’incertitude ” s’applique à toute vérité philosophique, en quoi est-il certain que le réel est vraiment cruel ? Pourquoi le doute, ici, ne peut-il avoir prise ? Il se pourrait que scepticisme et pessimisme fussent, dans le fond, fort difficiles à ajointer – mais Clément Rosset ne paraît guère s’en soucier. On pourrait aussi faire remarquer qu’en ressuscitant, sans question, la “ nature humaine ”, l’auteur se fait la partie belle. Peut-être même s’installe-t-il, en dépit des apparences, dans une position encore trop confortable.
Laissons ces objections, même si elles sont de taille. Car elles n’affectent nullement le plaisir qu’on prend à savourer ces petits brûlots tranquilles. Ils ont d’autant plus de chances de rester qu’ils semblent persuadés d’être vains. Rarement pensée fut si hostile à toute croyance, si rétive à toute illusion – si sèche, en un mot. Sans doute, pour l’aborder, convient-il de se souvenir du beau conseil de Cioran : “ ... de tous les êtres, les moins insupportables sont ceux qui haïssent les hommes. Il ne faut jamais fuir un misanthrope ”» (3).

(1). Notamment dans la trilogie formée par Le Réel et son double, essai sur l’illusion (Éditions Gallimard, 1976 ; nouvelle édition revue et augmentée en 1984), Le Réel, traité de l’idiotie (Éditions de Minuit, 1977) et L’Objet singulier (Éditions de Minuit, 1979 ; nouvelle édition augmentée 1985).
(2). Voir La Force majeure (Éditions de Minuit, 1983).
(3). « Lettre à l’éditeur », en postface au livre de Guido Ceronetti, Le Silence du corps (Éditions Albin Michel, 1984).

André Comte-Sponville (L’Express, 7 octobre 1988)

Le bénéfice du doute
Clément Rosset ne croit qu’aux vérités incertaines. Irréfutable.
 
« Clément Rosset est l’une des rares personnalités philosophiques que nous ayons ; je veux dire : non une vedette, mais un tempérament. La chose frappe d’autant plus qu’il fut d’une étonnante précocité : à vingt ans, rue d’Ulm, en pleine vogue structuraliste, il était déjà pleinement lui-même et publiait des livres improbables qui ont moins vieilli que la plupart de ceux qui, alors, faisaient la mode ou l’événement. Depuis, sur le fond, il n’a guère varié. Une telle précocité, jointe à une telle constance, renferme pourtant un risque, qui est celui de se répéter.
Il n’est pas sûr que son dernier livre – Le Principe de cruauté – échappe totalement à ce travers. Mais ceux qui suivent depuis longtemps l’auteur y trouveront un approfondissement ou une clarification de ses thèses principales ; les autres, une occasion peut-être de le découvrir.
La pensée de Rosset est un nominalisme radical : l’universel ou le général n’existent que dans les mots ; le réel, toujours, est singulier – “ idiot ”, au sens premier du terme, c’est-à-dire particulier et, par là. sans appel ni justification.
C’est pourquoi aussi la réalité est cruelle : non seulement parce qu’elle est “ intrinsèquement douloureuse et tragique ” (l’homme sait qu’il va mourir et est incapable d’en supporter l’idée), mais aussi parce que l’unicité du réel nous prive, à son égard, de tout remède : il n’y a ni échappatoire ni consolation. De là, pour Rosset, une “ éthique de la cruauté ” (dont le respect qualifie à ses yeux toute œuvre philosophique) : il s’agit non d’appeler à un mieux-être, mais de s’accommoder du pire.
Cette éthique tient en deux principes, qui sont l’objet principal du livre.
D’abord, le principe de réalité suffisante : le réel suffit à tout (puisqu’il n’y a rien d’autre) et ne manque de rien (puisqu’il est réel). Aux hommes de s’en contenter, et ce contentement, dès lors sans raison, est ce que Rosset appelle la joie, aussi mystérieuse et gratuite que la grâce selon Pascal, et, comme elle, invincible quand elle est là.
Ensuite, le principe d’incertitude : toute vérité est douteuse, selon Clément Rosset, mais cela vaut spécialement en philosophie, au point qu’“ une vérité qui serait certaine cesserait par là d’être philosophique ”.
Or “ l’incertitude est cruelle ”, et cette cruauté est la philosophie même. À quoi sert-elle ? Non à produire du vrai (puisqu’elle n’habite que l’incertain), mais à détruire des idées fausses : une vérité philosophique, parce qu’elle est toujours négative ou critique, est “ d’ordre essentiellement hygiénique ”, et Clément Rosset, contre les sectateurs de Moïse ou de Lacan, se réclame ici explicitement, de Montaigne, selon lui, “ le plus pénétrant des penseurs français ”.
Le livre, si court qu’il soit, suscite beaucoup d’objections ou d’interrogations, que Rosset, avec son alacrité ordinaire, évacue d’une boutade ou fait mine d’ignorer. Mais que reprocher à celui qui ne prétend qu’au douteux ? “ Une vérité incertaine, écrit-il, est aussi et nécessairement une vérité irréfutable : le doute ne pouvant rien contre le doute. ” Le Principe de cruauté est un livre irréfutable. »

 




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