Critique


Michel Serres

Le Passage de Nord-Ouest. Hermès V


1980
Collection Critique , 200 pages, 1 hors-texte
ISBN : 9782707303202
29.50 €


Le passage du Nord-Ouest fait communiquer l’océan Atlantique et le Pacifique, par les passages froids du Grand Nord Canadien. Il s’ouvre, se ferme, se tord à travers l’immense archipel arctique, le long d’un dédale follement compliqué de golfes et chenaux, de bassins et détroits, entre le territoire de Baffin et la terre de Banks – vous l’embouquez au détroit de Davis, il finit en mer de Beaufort –. De là, courez le nord de l’Alaska vers les Aléoutiennes. Délivrance, vous donnez sur le Pacifique. Le voyage est difficile, les chemins sont rares et parfois barrés.
Les sciences exactes ne sont pas liées aux sciences humaines par un simple intervalle, une interface, ou un espace lisse. Le passage du Nord-Ouest correspond en image, à leurs relations compliquées. La route est coupée, elle est libre, le voyage est une aventure, il dépend des lieux, du temps, des circonstances. Tracé sur une carte, le chemin est cependant spécial, original, chaque traversée le trouve différent.
Le cinquième Hermès dessine des tracés entre lieux réputés sans liens, la rigueur et l’imaginaire, le mythe et l’exactitude, le savoir établi et le savoir sauvage. Une raison nouvelle franchit parfois ce qui sépare l’universalité de la forme et les circonstances individuelles.

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« L’ensemble de ces Hermès, c’est un peu mon encyclopédie de base. On y retrouve l’ambition que j’évoquais tout à l’heure : passer partout, construire un monde où il y a à peu près tout, mathématiques, biologie, philosophie, peinture. Le dernier Hermès porte le titre de Passage du Nord-Ouest, ce passage qui fait communiquer l’océan Atlantique et le Pacifique par l’archipel du Grand Nord canadien. C’est un chemin difficile, encombré, un vrai labyrinthe de terre, d’eau et de glaces. L’image du passage entre les sciences exactes et les sciences humaines. C’est un chemin qui n’est pas donné une fois pour toutes mais qu’il faut construire, découvrir à chaque fois. Le passage du Nord-Ouest est au fond le projet de toute ma vie. »
Michel Serres

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Randonnée
Le nouveau Zénon – Le passage du Nord-Ouest

Premiers passages
Exacte et humaine – Solides, fluides, flammes – Espaces et temps – Histoire : L’Univers et le lieu. Obstruction

Randonnée
Où la promenade met en question les tableaux de l’exposition

Deuxièmes passages
Obstruction : L’épistémologie – Histoire des sciences – Origine de la géométrie, 3 – Origine de la géométrie, 4 – Origine de la géométrie, 5.

Claude Mouchard (La Quinzaine littéraire, 1er mars 1981)

« Serres a voué ses Hermès, dès l’origine, à la circulation : dieux des carrefours. Plus encore que dans ses autres ouvrages, il n’a cessé d’y connecter livres, pensées, domaines disjoints. Il suffit d’en relire les sous-titres : La Communication, L’Interférence, La Traduction, La Distribution.
Aujourd’hui, ces Hermès, qui se succèdent sur plus de dix ans, apparaissent également comme des chemins dans l’œuvre même de Serres. Entre les massifs touffus du Leibniz, du Zola, ou du Lucrèce, ils brillent, offrent des trouées... Au détour d’une page d’Hermès V, une allée s’étire, soudain, jusqu’à tel chapitre d’Hermès I. Par exemple, les “ origines de la géométrie ” qui, dans Hermès V, sont numérotées 3, 4 et 5, renouent avec les “ origines ” 1 et 2 publiées respectivement dans Hermès I et Hermès II. Par cet effet de titres, Serres affirme-t-il la continuité et l’homogénéité de son œuvre ? À le lire, on pensera plutôt qu’en même temps qu’il démultiplie l’origine de la géométrie, il désimplifie ses propres commencements.
Suivre, aujourd’hui, la piste des Hermès ? C’est ce qu’on pourrait suggérer à un nouveau lecteur de Serres. Mais en le prévenant qu’il y trouvera une pensée qui, en même temps qu’elle revient sur elle-même et veut insatiablement s’éclaircir, se charge de sa plus grande complexité.
D’Hermès I à Hermès V, on éprouve la durée même d’une expérience de pensée. Tout s’y poursuit – sans palinodies ni ruptures théâtrales – et tout s’y déplace, irrésistiblement. Processus à saisir non seulement dans le renouvellement des problèmes ou des repères conceptuels, mais aussi dans de nouveaux rythmes d’écriture, et dans de nouveaux gestes vers le lecteur.
L’immédiateté surtendue des premiers écrits de Serres – éblouissements, connexions inattendues, courts-circuits à travers l’histoire et le savoir ? – a été intimement travaillée par le passage même du temps. Les phrases, désormais, désirent cet “ admirable tremblement du temps ” dont parle Chateaubriand. Si, naguère, la pensée de Serres semblait surtout vouloir triompher des écarts temporels, elle tend, aujourd’hui, à s’y immerger.
Le Passage du Nord-Ouest ? Serres prend, pour titre et emblème de son livre, la jonction – à la fois courte et indéfiniment allongée, risquée, sinueuse – entre Atlantique et Pacifique. Mais c’est d’abord, dans Hermès V, un problème encyclopédique et épistémologique : Quelles relations, aujourd’hui, – sont possibles et fécondes entre “ sciences exactes ” et “ sciences humaines ” ?
Cette question n’est pas neuve, chez Serres. Mais elle s’est beaucoup enrichie, au fil des ans. Et elle s’est nourrie de nouvelles données, et de dialogues – par exemple avec les travaux de René Girard.
Aiguiser cette question, c’est nécessairement, parfois, critiquer. Serres fait de cruelles remarques sur notre historicisme mou et convenu. Alors que les autres “ régions du savoir ” sont “ délimitées ”, le “ programme d’une histoire ” peut prendre n’importe quel objet. “ Vous n’obtiendrez jamais d’effet d’absurdité par variation de champ : écrivez donc l’histoire des passions et de la mécanique, du collectif et des polyèdres, et de n’importe quoi. Cela ne pose pas de question préalable, cela n’est pas sous condition. C’est toujours possible, on a toujours le droit. ”
Passer ! Déboucher enfin ? À vrai dire, la distinction entre l’itinéraire et son but se perd un peu. Le passage se libère de son impatience, de son angoisse temporelle. Il s’écharde. Il est l’affirmation de sa propre complexité. C’est par là qu’il interroge. »

S. D. (Les Nouvelles littéraires, 8 janvier 1981)

La philosophie contre vents et marées
 
« Michel Serres est passé par l’École navale avant d’accoster les terres des sciences et de la philosophie. De son passage dans la marine, il lui reste ce goût pour le vocabulaire maritime, et cette fascination pour les mouvements de la mer. On ne s’étonnera donc pas que cet Hermès, cinquième de la série, tienne son nom d’un itinéraire de navigateur. L’un des plus difficiles. Il passe entre terres et glaces comme un labyrinthe périlleux, dans l’archipel infiniment découpé du Grand Nord canadien. Ce Passage du Nord-Ouest qui fait communiquer avec mille incertitudes les deux grands océans, et que l’on a mis très longtemps à connaître, est la grande métaphore qu’a choisie Michel Serres pour parler de la voie qu’il fraye depuis longtemps. Des sciences exactes aux sciences humaines, les passages sont rares. Ces deux grandes familles sont sourdes l’une à l’autre. Le philosophe et le savant ont perdu l’habitude de dialoguer. Serres, avec une belle obstination, tente depuis trente ans, contre vents et marées, de rétablir le contact.
Cette fois, c’est Robert Musil, celui qui a décrit Vienne, cette capitale folle, animée de toutes les passions, qui est relu au regard de la mécanique statistique et de l’agitation moléculaire décrites par Boltzmann. Cet Hermès peut être pris comme une réflexion sur la notion d’espace, qu’il fait éclater en mille morceaux, en mille variétés. L’espace n’est plus un absolu. La métaphore du Passage du Nord-Ouest est prise en un autre sens encore. Serres montre que le passage du local au global n’est plus possible, comme il l’était dans les termes de la science classique. Newton avait pu conclure de la chute des pommes, (fait local), à la gravitation universelle, (fait global). Les sciences de la complexité n’autorisent plus de telles généralisations.
Elles découvrent des lois qui ne valent que pour des champs précis. Exactement comme pour le navigant qui, chaque jour, cherche son chemin dans les glaces du Grand Nord, sans qu’une ligne unique et sûre le fasse passer aisément de l’Atlantique au Pacifique. Musil le savait déjà lorsqu’il écrivait L’Homme sans qualités.
“ Je parle à plusieurs voix ”, nous dit Michel Serres. Une nouvelle fois, ce polyglotte des disciplines, ce migrant des savoirs, sillonne les mers philosophiques sans craindre les tempêtes. »

 




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