Critique


Jean-François Lyotard

Le Différend


1984
Collection Critique , 280 pages
ISBN : 9782707306616
24.00 €


Avec Le Différend, Lyotard donne ce qu’il appelle “ son livre de philosophie ”, après neuf ans de travail. Livre composé d’une suite de réflexions, ordonnée par numéros, interrompue selon l’opportunité par des notices de lecture de textes philosophiques (de Gorgias à Levinas), découpée en sections (différend, référent et nom, présentation, résultat, obligation, genre et norme, signe d’histoire). Au début, une brève fiche de lecture définit le titre, l’objet, la thèse, la question, le problème, le contexte, le prétexte, le mode, le genre, le style, le lecteur, l’auteur, et l’adresse. À la fin, index des œuvres citées, des noms, des termes, une table des matières. Lecture aisée ; notices plus “ techniques ”. Kant et Wittgenstein particulièrement allégués (et détournés ?)
La réflexion part de la polémique relative à l’existence des chambres à gaz (Faurisson, Vidal-Naquet). Elle s’étend lentement à la question du différend en matière de réalité, d’être et de temps, de devoir et de politique. Le différend est un conflit qui ne peut pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations en présence. Peu à peu se dégage l’idée des “ phrases ” comme seul objet de la réflexion, des régimes divers (montrer, ordonner, raisonner, connaître, etc.) selon lesquels elles sont formées, et des genres de discours qui déterminent les fins en vue desquelles elles sont enchaînées (savoir, enseigner, être juste, séduire, etc.). Les régimes de phrases entre eux, les genres de discours entre eux sont hétérogènes. Il n’y a pas de langage en général, et pas de sujet qui userait du langage. Le problème est donc : si l’on ne peut éviter les conflits et si l’on ne peut éviter d’enchaîner une phrase sur une autre, – si donc on ne peut ni être pacifiste en matière de phrases, ni être indifférent, comment se guider par rapport à l’événement qui est l’occurrence d’une phrase ?
Le contexte de ce livre est le “ tournant langagier ” des philosophies occidentales et le déclin des métaphysiques universalistes (dont le retrait du marxisme et la “ crise de la théorie ” sont des aspects). Il ne s’agit de rien de moins qu’établir une pensée qui soit à la “ hauteur ” de la “ post-modernité ”, celle-ci conçue non pas comme l’abandon du projet moderne, mais comme une autre figuration de l’être et du phraser.
Lecteur possible : n’importe qui, s’il n’est pas pressé de conclure ; le livre concerne les philosophes, les historiens, les linguistes, les anthropologues, les politologues, les économistes.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Fiche de lecture : Titre – Objet – Thèse – Question – Problème – Enjeu – Contexte – Prétexte – Mode – Genre – Style – Lecteur – Auteur – Adresse

Le différend : n°1 à 8 – Notice Protagoras. 1. 2. 3. 4. 5 – n°9 à 27 – Notice Gorgias n°28 à 34 – Notice Platon : 1. Fort et faible. 2. Impiété. 3. Le dialogue. 4. Sélection. 5. Métalepse – n°35 à 46

Le référent, le nom : n°47 à 54 – Notice Antisthène n°55 à 93

La présentation : n°94 à 98 – Notice Kant 1 – n°99 à 104 – Notice Gertrude Stein – n°105 à 119 – Notice Aristote : 1. Avant et après. 2. Maintenant. 3. Quelques observations – n°120 à 151

Le résultat : n°152. Modèle – n°153. Expérience – n°154. Scepticisme – Notice Hegel : 1. 2. 3. 4. – n°155. Nous – n°156. « Belle mort » – n°157. Exception – n°158. Tiers ? – n°159. Sans résultat – n°160. Retour

L’obligation : n°161 à 170 – Notice Levinas. 1. 2. 3 – n°171 à 177 – Notice Kant 2 : 1. La loi ne se déduit pas. 2. Je peux. 3. L’abîme. 4. Le type. 5. La commutabilité. 6. Temps éthique

Le genre, la norme : n°178 à 181 – Notice Kant 3 : 1. L’archipel. 2. Les passages. 3. L’arrangement – n°182 à 209 – Notice Déclaration de 1789 : 1. 2. 3. 4. 5. 6. – n°210 à 217

Le signe d’histoire : n°218 à 220 – Notice cashinahua : 1. 2. 3. 4. 5.

ISBN
PDF : 9782707331397
ePub : 9782707331380

Prix : 16.99 €

En savoir plus

Olivier Mongin (Libération, 25 janvier 1984)

Lyotard : retour à la philosophie
Le Différend : d’une réflexion sur la polémique relative à l’existence des chambres à gaz à une interrogation sur la délibération dans les démocraties modernes. Fil conducteur : la philosophie du langage.
 
« Lyotard préfère le tempo philosophique à la théorie, à l’impatience du concept, d’où l’aveu du privilège accordé d’emblée à la philosophie du langage : l’ouvrage n’a pas d’autre objet que le langage, non pas “ la ” langue mais les “ régimes de phrases ” et les “ genres de discours ”.
Cela dit, pas d’autre issue que de s’accrocher au titre, au différend. À quelle occasion intervient-il ? Lorsqu’une plainte reste en souffrance, quand une victime est dépourvue de langage et ne parvient pas à se faire entendre. Ainsi le différend va persister tant qu’il n’y a pas reconnaissance de la victime. “ J’aimerais appeler différend le cas où le plaignant est dépouillé des moyens d’argumenter et devient de ce fait une victime ”. Voici, vite esquissée, la figure même du livre, son motif : l’événement laisse des victimes derrière lui, s’il apparaît impossible de traduire “ ce qui passe ”, ce qui “ se passe ” dans un idiome commun. D’où l’importance exemplaire d’Auschwitz.
Plus rien n’est à imaginer après Auschwitz : le bourreau et sa victime, le nazi et le juif ont renoncé à se juger l’un et l’autre. “ Entre le SS et le juif il n’y a même pas de différend, parce qu’il n’y a même pas un idiome commun (celui d’un tribunal) dans lequel un dommage au moins pourrait être formulé ”.
Rien à juger à Auschwitz, plus de Nous, d’Universel commun. S’effondrent de concert le discours normatif – qui impose sa loi – et le discours éthique – qui oppose à la loi morale ou divine –. La coupure est absolue, mortelle entre la victime et le bourreau. Le maître est devenu le bourreau, le SS, le nazi... et l’esclave la victime. Ainsi s’écroule la dialectique du maître et de l’esclave et se fissure le “ genre narratif ” qui nous a longtemps raconté l’histoire d’une réconciliation possible entre le maître et l’esclave.
Tout récemment, on s’est prosaïquement demandé comment parler des chambres à gaz. Invoquant une seule “ grille de lecture ”, Faurisson nous a infligé le discours historiographique et son cortège de phrases “ cognitives ” qui exigent preuve et vérification. S’il faut admettre (!!!) comme hypothèse que les seuls témoins sont les victimes, on ne disposera jamais de la moindre preuve. Livrée à elle-même, la phrase cognitive n’a rien de plus à dire et reste indifférente devant les discours humanitaires du style : “ Au nom des victimes, vous n’avez pas le droit d’affirmer des contre-vérités ”. L’historien et l’humaniste ne réfèrent pas au même idiome, jamais ils ne s’entendront. Mais c’est en cela qu’Auschwitz nous apparaît comme “ différend ”. Il est le “ signe ” que les langages habituels sont défaillants : on ne sait toujours pas parler d’Auschwitz.
“ Avec Auschwitz, quelque chose de nouveau a eu lieu dans l’histoire qui ne peut être qu’un signe et non un fait, c’est que les faits, les témoignages, les documents... tout cela a été détruit autant que possible. Il faut alors que l’historien rompe avec le monopole consenti au régime cognitif des phrases sur l’histoire, et s’aventure à prêter l’oreille à ce qui n’est pas présentable dans les règles de la connaissance. ”
Double leçon d’Auschwitz : 1. – On ne jugera plus jamais comme avant. Les Grands Récits (spéculatifs et religieux) n’ont plus rien à raconter, l’Universel s’est fracassé. Les tables de la Loi sont brisées, le Jugement divin silencieux et le Tribunal de l’histoire renversés. Nuit et brouillard a entamé la crédibilité et la légitimité du genre narratif. 2. – L’affaire des chambres à gaz signale à l’ombre des médias que le surgissement d’un différend que le surgissement d’un différend exige un glissement tectonique du langage reçu, des phrases et des idiomes nouveaux. Pas de discours un, pas de genre unique pour juger, mais la pluralité et l’expansion des langages.
À moins d’observer les débris calcinés du Tribunal de la Raison ou d’user jusqu’à la corde les vertus sceptiques d’une dialectique négative (Adorno), il est urgent de nous heurter de plein fouet à la condition postmoderne, entendue ici comme celle de la délibération possible. “ Le délibératif est plus « fragile » que le narratif, il laisse apercevoir les abîmes qui séparent les genres du discours entre eux et même les régimes de phrases entre eux, et qui menacent « le lien social »… En deux mots : le narratif est un genre, le délibératif est un agencement de genres, et cela suffit pour laisser poindre en lui l’occurrence et les différends ”. Le délibératif a succédé au genre narratif.
Ainsi la politique qui “ rend droit ” au “ différend ” joue-t-elle désormais un rôle central. “ Dans la politique délibérative, celle des démocraties modernes, le différend s’expose, bien que l’apparence transcendantale d’une finalité unique qui en viendrait à bout persiste à le faire oublier, à le rendre supportable ”. Le respect de la politique et du droit qu’elle rend possible représente la seule garantie dont nous disposons face au genre économique dont l’expansion indéfinie et le “ Capital énergumène ” tendent à tout dévorer sur son passage, à tout engloutir au risque qu’on ne voie plus rien passer. Ce genre qui ne peut “ perdre de temps ”, tend à écraser toute forme de délibération sans laquelle il n’est plus de possibilité d’assurer l’émergence du différend et l’écoute de la victime. Pour le Capital, le différend ne vaut que du temps perdu, la perte de temps par excellence.
Et Lyotard ne cache pas ici ses désillusions futures. “ Si la culture (de l’esprit, du moins) exige un travail et donc prend du temps, et si le genre économique impose son enjeu, gagner du temps, à la plupart des régimes de phrases et des genres de discours, la culture, consommatrice de temps, devrait être éliminée. De ce fait, les humains n’éprouveront même plus de chagrin devant l’incommensurabilité des réalités aux Idées, puisqu’ils perdront leur capacité en Idées ”.
Surprise ou pas, Lyotard a écrit un rude, sur la victime et le jugement qui décontenancera tous les nostalgiques des années folles (ne voilà-t-il pas que Lyotard fait appel au droit) de même que les bateleurs qui s’apprêtaient à sourire d’avance, histoire de lui river son clou.
Avant que le livre soit discuté, lu et relu, on peut s’interroger sur le rôle moteur de la philosophie du langage dans Le Différend. Elle contribue à arrimer l’ensemble, à rassembler des intérêts et des propositions jusque-là dispersés dans le travail de Lyotard, elle permet également d’échafauder cette réflexion neuve sur la politique délibérative ; mais elle donne aussi l’impression de “ contenir ”, sinon de brider une pensée au tempérament nomade. Les passages sur la Terreur, la déclaration des droits de l’homme, le nazisme font regretter que Lyotard ne se livre pas plus franchement à un “ exercice ” de philosophie politique. À moins que celle-ci relève de la théorie, et soit réservée aux intellectuels plutôt qu’aux philosophes !
Mais j’aimerais porter le soupçon plus loin : la philosophie du langage qui rythme l’ouvrage ne favorise-t-elle pas une mise à l’écart un peu déconcertante de la métaphysique et de tous les vestiges d’anthropocentrisme qui demeurent la bête noire de Lyotard ? Une philosophie des phrases suffit-elle véritablement à esquiver l’abord anthropologique ? Si le sujet est la victime définitive du “ différend ” Auschwitz, comment proposer une pensée de la victime sans ressaisir après coup la question du sujet ? De même, comment parler d’une “ perte de temps ” si celle-ci ne concerne pas une certaine idée que nous pouvons nous faire de l’humanité ? »

Christian Delacampagne (Le Monde, 24 février 1984)

Une philosophie post-moderne
 
« Avec Le Différend Jean-François Lyotard nous donne ce qu’il appelle son “ livre de philosophie ”. Serait-ce que ses quinze précédents ouvrages parlaient d’autre chose ? Non, bien sûr ; mais cette fois Lyotard se dégage complètement des cadres préétablis que pouvaient offrir à sa pensée d’autres systèmes : le marxisme, la sémiologie, la psychanalyse. Il prend ses risques, tout seul. Il se lance hardiment dans une vaste entreprise : mettre la philosophie à l’heure de notre époque, de cet âge “ postmoderne ” qui aurait commencé, il y a plusieurs années déjà, – tout au moins pour quelques-uns – mais qui resterait encore à penser.
Vaste entreprise, je le répète, et sur laquelle il faudra revenir. Disons d’emblée que Le Différend est en tout cas l’un des meilleurs livres de Lyotard. S’il ne convainc pas toujours, il intéresse constamment. Et s’il irrite parfois, il s’agit alors de cette irritation saine que provoquent des discours décapants, stimulants. L’argument de l’ouvrage ? L’auteur l’expose lui-même très bien dans une “ fiche de lecture ” qui tient lieu de préface et qui, dit-il, permettra à ceux qui le désirent de parler du livre sans l’avoir lu.
La réflexion de Lyotard part de la polémique récente entre Faurisson et Vidal-Naquet sur la question des chambres à gaz. Celles-ci n’ont pas existé, prétend Faurisson, puisqu’on n’a jamais pu trouver une seule personne qui les ait vues fonctionner (évidemment, tous les témoins sont morts sur place). La logique traditionnelle de l’historien – incarnée non seulement par Vidal-Naquet mais par bien d’autres – est impuissante à réfuter ce genre de “ raisonnement ”. On a donc affaire ici non à un simple litige (dans lequel les deux interlocuteurs parleraient le même langage), mais à un véritable différend, c’est-à-dire à un “ conflit qui ne pourrait être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations ”.
Il est aisé de montrer que les conflits de ce type sont innombrables. Il y a presque autant de “ genres de discours ” que de gens qui parlent, et il n’existe aucun “ discours universel ” susceptible d’arbitrer les différends entre eux. Ou, comme le dit Lyotard : “ Il n’y a pas de « langage » en général, sauf comme objet d’une idée ” (au sens kantien du terme). Il n’y a que des phrases singulières. Ces phrases sont la plupart du temps hétérogènes entre elles. Toute la question est de savoir comment les enchaîner sans perdre la raison. Inutile, au demeurant, de se réfugier dans le silence, puisque le silence lui aussi est une façon de parler.
Mais quelle est donc, ici et maintenant, la meilleure façon de parler ? La plus appropriée, la plus juste ou la plus convaincante ? Tel est, dans son urgence brûlante, le problème central de la philosophie. Que doit-on dire pour continuer ? Que va-t-il arriver ensuite ? “ La réflexion, écrit Lyotard, exige qu’on prenne garde à l’occurrence, qu’on ne sache pas déjà ce qui arrive. Elle laisse ouverte la question : arrive-t-il ? ” (dans laquelle, ajouterais-je, le “ il ” est bien évidemment impersonnel. Bref, elle est un projet infini, un discours sans conclusion, un parcours sans terme assignable. Le temps ne peut jamais être exclu de la philosophie, il ne fait qu’un avec elle (Bergson ne disait pas autre chose.
On le voit, la coextensivité du langage et du temps, source d’innombrables paradoxes, représente le fil conducteur des quelque deux cent soixante paragraphes – regroupés par sections – qui constituent ce livre étrange, construit comme une boîte de fiches. Chacun de ces paragraphes contribue à nuancer l’analyse selon deux grandes directions principales. L’une est évidemment fournie par le second Wittgenstein – celui des Investigations philosophiques – et par toute la philosophie anglo-saxonne du langage, en particulier par la “ pragmatique ”, – discipline qui rapporte les énoncés linguistiques aux différents contextes dans lesquels ils peuvent être utilisés.
L’autre direction, peut-être plus inattendue (encore qu’elle ne le soit pas tout a fait pour qui a lu L’Économie libidinale), est représentée par le dernier Kant. Celui des textes historico-politiques, celui de la “ quatrième critique ” qui ne fut jamais écrite. Lyotard pense, en effet, que le caractère problématique de l’enchaînement d’une phrase sur une autre phrase constitue l’essence du politique. Il ouvre par là même une voie d’accès originale aux problèmes du pouvoir et de l’organisation sociale. Et peut-être rêve-t-il, en secret, d’écrire cette “ critique de la raison politique ” qui – ce n’est pas un hasard – est restée à l’état de fragments dispersés dans les derniers écrits, trop peu lus, de Kant...
C’est sans doute sur ce point que les lecteurs de Lyotard auront le plus d’objections à soulever. Dans quelle mesure est-il légitime de réduire, comme il le fait, toute réalité à des jeux de phrases ? Je sais bien qu’il ne s’agit pas d’une réduction au sens propre, mais plutôt d’une “ façon de parler ”. Il n’empêche que, lorsque Lyotard affirme qu’“ il n’y aurait pas d’espace et de temps indépendamment d’une phrase ” (p. 116), il semble faire un peu trop rapidement l’économie d’une démonstration, et surtout il s’expose au reproche d’idéalisme. Il en va de même lorsqu’il élimine, d’un geste, le problème du corps, du vécu, de la souffrance (p. 126).
Il est vrai que, par ailleurs, il célèbre la supériorité du langage équivoque sur l’univoque, de la polysémie sur le “ sens unique ”, du différend sur le dialogue. Et qu’il propose de dépasser le platonisme – considéré comme l’essence de toute métaphysique – en direction d’une pensée résolument plurielle, fragmentée, capable de se remettre perpétuellement en cause. Une pensée post-moderne ? Sans doute, si l’on entend par “ post-moderne ” l’attitude difficile qui consiste à la fois à refuser le confort des systèmes ronronnants (marxisme etc.) et à ne pas désespérer de l’avenir.
La question “ arrive-t-il ? ” reste donc, plus que jamais, à l’ordre du jour. Il faut enchaîner, coûte que coûte. Nul ne sait ce que sera la prochaine phrase, mais il faut croire qu’il y en aura une. Car tant que l’homme parlera, tant que la philosophie résistera – au discours de l’économie ou au discours du maître, – la vie pourra se bercer de l’illusion qu’elle triomphe de la mort. »

Pierre Pachet (La Quinzaine littéraire, 1er avril 1984)


Le constat d’une fissure
On peut considérer le livre de Jean-François Lyotard de trois façons différentes (entre autres) : comme une étape dans la construction d’une œuvre philosophique ; comme la prise de conscience d’un problème contemporain ; comme un essai de description de la situation intellectuelle d’aujourd’hui. En réalité, ces trois aspects sont évidemment liés, et la réflexion de Lyotard a toujours présenté l’intérêt de vouloir s’insérer dans le contexte même où il vit et où vivent ses lecteurs.
 
« On voit, à le lire, qu’il lit les journaux, écoute la radio et la télévision, se laisse bousculer par les mille façons de dire et de présenter les choses et les idées que nous rencontrons dans une journée. La lecture du Différend donne l’impression douce-amère de rencontrer l’actualité dans un livre de philosophie (curieux, comme cette expression si abstraite d’“ actualité ”, qui renvoie au moins à la scolastique médiévale, est devenue un des maîtres mots d’aujourd’hui). On y retrouve les façons de parler d’aujourd’hui, les informations concernant l’Afghanistan, le Salvador et Voyager II, des livres ou des articles récemment parus.
Lyotard est sérieux, sensible, sensible en particulier à ce à quoi sont sensibles les “ gens ”, sans mépris ni condescendance. Certes, son livre est un livre de philosophie, et non pas un essai ; il est exigeant, il conduit à suivre des analyses détaillées de grands philosophes (Platon, Kant, Hegel). Mais ces analyses sont courtoisement séparées du reste du texte, et si elles sont érudites et techniques, elles n’abasourdissent pas, mais relancent la réflexion, et permettent de lire un livre totalement dépourvu de notes de bas de page, ce qui n’est pas désagréable. Rien à dire.
Si Lyotard est actuel, c’est aussi dans la mesure où ses livres (le dernier en particulier) se soucient de donner expression à des débats où s’affrontent différentes conceptions. II ne se contente pas de faire valoir l’originalité des siennes, mais il cherche, pédagogiquement, à faire place dans ses propres écrits aux autres pensées. Il ne s’agit pas seulement de pédagogie. Aujourd’hui ne serait pas qu’une simultanéité, le fait de se trouver là au même moment. Ce serait un débat, une communauté intellectuelle de problèmes, de façons de dire et de penser.
C’est sur le fond de cette intention affirmée que le dernier livre de Lyotard propose le constat d’une fissure peut-être irrémédiable, et qu’il élève une plainte. Celle-ci concerne deux sujets d’ampleur disproportionnée, mais dont le rapport est évident. Quant à Auschwitz, il y aurait non pas débat, mais “ différend ” : “ Un cas de conflit entre deux parties... qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations. ” Se référant aussi bien aux polémiques qu’ont tenté de soulever les faurissoniens qu’à l’impossibilité relative où se sont trouvées les victimes de témoigner pleinement sur ce qu’elles ont vécu, et aux commentaires donnés par Adorno ou par Blanchot de cette situation, Lyotard fait voir “ l’absence d’une règle universelle de jugement ” entre les victimes et les bourreaux, entre des peuples différents, entre des histoires nationales. Faillite de l’universel, et des espoirs mis en lui depuis toujours, et singulièrement depuis les Lumières (Lyotard renvoie à un texte de Kant au titre significatif : « Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolite »). On y reviendra.
La seconde plainte porte, plus prosaïquement, sur la lecture, sur la tyrannie “ économique ” à laquelle les livres, aujourd’hui, seraient soumis. “ Différend ” là aussi : “ On ne repousse pas la réflexion parce qu’elle est dangereuse ou dérangeante, mais simplement parce qu’elle fait perdre du temps, et ne « sert à rien », ne sert pas à en gagner. ” (p. 14). “ Le genre économique du capital n’exige nullement l’agencement politique délibératif, qui admet l’hétérogénéité des genres de discours. Plutôt le contraire : il exige sa suppression... Dans l’échange, il faut annuler la dette, vite ” (p. 256). C’est donc le même “ différend ”, dans les deux cas. Le monde contemporain des pensées ne serait plus un monde rassemblant des plaintes ou des opinions différentes entre lesquelles le Temps, ou un juge dernier, pourrait arbitrer et trancher, mais, si je comprends bien, un espace de monstrueuse indifférence.
Il faut encore noter, pour présenter équitablement Le Différend, que Lyotard y examine la question cruciale qui l’intéresse dans un langage, un “ contexte ”, dit-il, marqué par la diffusion progressive dans le monde intellectuel français des œuvres de la philosophie anglo-saxonne, et particulièrement du “ second ” Wittgenstein, celui de l’analyse des “ jeux de langage ”. La question est donc posée en termes de “ phrases ”, d’“ univers présenté par des phrases ”, de “ genre ” de discours, de “ régimes de phrases ”. Ces termes n’appartiennent pas tous à Wittgenstein dont Lyotard fait ici un usage singulier, mais légitime.
Ce Wittgenstein (avec d’ailleurs de fréquents emprunts au “ premier ”, celui du Tractatus), sert à la fois à renforcer le diagnostic et son pessimisme, et à donner l’exemple d’une attitude qui se ferait illusion sur la possibilité de redresser la situation. Manque peut-être – mais les écrits de Wittgenstein se prêtent presque trop bien à l’extrémisme – le jeu énigmatique d’ironie et de réticence qui les enveloppe toujours, les prolonge étrangement et les ronge comme de l’intérieur (n’oublions pas que Wittgenstein, de son vivant, n’a presque rien publié). S’il est sérieux, Lyotard est aussi passionné et impatient, il est comme emporté vers le pire, et certaines de ses affirmations, quoique précédées de patientes argumentations, me paraissent témoigner d’une précipitation à laquelle sa propre méthode inviterait à résister (je cite presque au hasard : “ Entre le SS et le juif.. il n’y a même pas un idiome commun ”, “ les traditions sont opaques les unes aux autres ”).
Prodigieuse plasticité de Lyotard (surtout quand on lit son étude de 1969 sur le Moïse de Freud, étude hyper-sémiologique et hyperpsychanalytique, que publie la revue L’Écrit du temps dans son n°5). Prodigieuse intelligence aussi, qui lui permet de mettre en rapport dans son livre tant d’univers de pensée différents, rapportés à une question unique, celle de savoir si les hommes, voués au langage, peuvent habiter un monde commun et s’y parler, sinon s’y entendre. Lyotard n’écrit ce mot de langage, dans son livre, qu’avec des guillemets. Sans entrer dans le détail du débat, ne peut-on dire que Le Différend, en accomplissant son ambition, qui était de “ témoigner ”, a contribué à détruire sa thèse ? Ni un livre ni une pensée n’unifieront l’humanité, on peut en tout cas le souhaiter ; mais les liens obliques, circonstanciels, qu’un livre peut nouer, ne témoignent-ils pas à leur façon d’un universel qui, certes, ne peut être saisi directement, mais dont la réalité ne peut pas prêter sa force au langage, sans guillemets ? »

 

Du même auteur

Livres numériques

Voir aussi

* Judicieux dans le différend, dans l’ouvrage collectif, La Faculté de juger (Minuit, 1985).

Sur Jean-François Lyotard :
* Vincent Descombes, Le Même et l’autre (Minuit, 1979).




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