Arguments


Arrien

Histoire d’Alexandre

L’Anabase d’Alexandre le Grand – L’Inde
Traduit du grec par Pierre Savinel suivi de Flavius Arrien entre deux mondes par Pierre Vidal-Naquet


1984
Collection Arguments, 384 pages
ISBN : 9782707306739
33.50 €


Alexandre succède à son père Philippe, assassiné sur le trône de Macédoine, en 336 avant J.-C. Philippe a unifié la Grèce sous son contrôle. Grâce à lui, la Macédoine, obscur royaume dont même le caractère grec était discuté, est devenue un des centres les plus florissants de l’hellénisme, comme l’ont prouvé récemment de sensationnelles découvertes archéologiques. Il a confié l’éducation de son fils à celui qui devait devenir le plus grand savant de l’époque : Aristote. En 334, à la tête des Macédoniens et des Grecs, Alexandre part à la conquête de l’immense empire perse. Il le détruit en trois batailles et franchit ses limites orientales en envahissant l’Inde. Il meurt de la malaria en 323, à Babylone.
Incontestablement, cette conquête d’Alexandre marque un tournant dans l’histoire universelle. La pénétration des armées grecques en Inde fit aussi communiquer deux civilisations qui s’ignoraient largement : la sculpture grecque influence considérablement la sculpture asiatique, du Gandhara, actuel Pakistan, à l’Indonésie. Des villes grecques, dont une au moins a été retrouvée et fouillée récemment par des archéologues français, s’installent dans ce qui est aujourd’hui le Pakistan. Inversement, au IIIe siècle, l’empereur indien bouddhiste Açoka prêche sa religion dans des inscriptions grecques, le roi grec Ménandre est le héros d’un livre de sagesse bouddhique. Le nom même des Grecs voyage si loin que les Cambodgiens d’aujourd’hui appellent leurs voisins et ennemis vietnamiens : les Grecs.
Mais comment connaissons-nous l’aventure d’Alexandre ? Il y eut, naturellement, des participants à cette aventure incroyable qui écrivirent leur histoire ou leurs mémoires. Tous ces textes ont aujourd’hui disparu. La tradition sur Alexandre est divisée en trois : d’une part, ce qu’on appelle la Vulgate, qui dérive d’une histoire, aujourd’hui perdue, écrite à Alexandrie par un certain Clitarque. C’est de Clitarque que dérivent les récits dé Diodore (fin du 1er siècle avant J.-C.), de Quinte-Curce (1er siècle après J.-C.), de Justin (2e siècle après J.-C. ?). Cette tradition est largement romanesque : Alexandre, par exemple, y rencontre les Amazones. Le Roman d’Alexandre, lui, est un texte qui apparaît à Alexandrie au IIe siècle de notre ère. Alexandre y est un personnage fantastique, fils d’un des derniers Pharaons. Sous une forme ou sous une autre, ce roman sera traduit dans toutes les langues, du mongol au français médiéval (d’où notre alexandrin).
Reste une œuvre tout à fait exceptionnelle : celle d’Arrien, Grec d’Asie Mineure, né à Nicomédie vers 88 de notre ère et qui fut un haut dignitaire de l’empire romain. C’est vers 140 qu’il rédige l’Anabase d’Alexandre, dont le titre est emprunté en partie à Xénophon, puis l’Inde, qui est en quelque sorte le Livre VIII de l’Anabase, le tout constituant l’Histoire d’Alexandre. En général, quand il s’agit de l’antiquité, on préfère les livres proches de l’événement aux livres largement postérieurs. En l’occurrence, aucun livre n’existe qui soit proche de l’événement. Arrien est unanimement reconnu comme étant le plus sérieux, le plus critique des historiens d’Alexandre. Il est le seul à faire mention de ses sources, et il a choisi de s’appuyer sur les témoins les plus directs : un grand seigneur macédonien, qui deviendra roi d’Egypte, Ptolémée, et un officier, Aristobule. Or, dans cet ensemble capital, la plus grande partie, l’Anabase proprement dite, n’a pas été traduite ni réimprimée en français depuis 1837. Il existe au contraire des éditions courantes, voire des éditions de poche, en Angleterre (Penguin), en Amérique, en Italie, en Allemagne. En Grèce, c’est par l’œuvre d’Arrien que l’on commence à apprendre le grec ancien.
L’Anabase et l’Inde ont été traduites en français par Pierre Savine, qui s’était déjà fait connaître notamment par sa traduction de La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, publiée elle aussi aux Éditions de Minuit. Il a muni le texte de notes et des précisions nécessaires : chronologie, tableau de l’armée d’Alexandre. Les Éditions de Minuit ont demandé à Pierre Vidal-Naquet de présenter amplement l’œuvre d’Arrien en faisant sur lui le point de la recherche actuelle. Il a intitulé son essai :  Flavius Arrien entre deux mondes.  En effet, comme tout historien, Arrien est l’homme de deux époques : c’est à travers son époque, celle de l’empire romain à son apogée, dont il fut un des plus hauts dignitaires avant de se retirer à Athènes, qu’il réfléchit sur des événements qui lui sont antérieurs de plus de quatre siècles. Militaire de carrière, en même temps qu’homme des Muses, il réfléchit sur l’histoire d’Alexandre qui fut à la fois une conquête et une épopée. Grec, originaire de cette partie de l’empire romain qui deviendra un jour l’empire byzantin, il ne peut pas oublier qu’il a aussi été consul à Rome. Il joue donc aussi sur les deux mondes culturels dont est fait l’empire. Enfin, cet homme du IIe siècle après J.-C. a été lu, interprété et réinterprété, notamment depuis l’époque des Lumières, par ceux qui ont voulu se renseigner et nous renseigner sur ce gigantesque événement de l’histoire universelle, comparable à la découverte de l’Amérique ou à l’aventure napoléonienne.
Il s’agit donc, dans ce volume, d’une histoire jouant sur plusieurs tableaux, comme doit le faire toute œuvre historique digne de ce nom.

François Dumont (Le Matin de Paris, 6 mars 1984)

Alexandre le Grand, fièvre et gestes
L’écrivain grec Arrien fut l’un des meilleurs historiens des conquêtes d’Alexandre. Son ouvrage, introuvable en français depuis plus d’un siècle, vient d’être retraduit. L’Anabase d’Alexandre le Grand reste l’un des récits les plus beaux jamais écrits sur le conquérant.
 
 Carie ; Lycie ; Bactriane : tous ces noms oubliés ou jamais sus, ces contrées qu’on ne sait pas situer. On commence par renâcler. Il faut longuement regarder les cartes, revoir les dates. Reconnaître le terrain. Et puis, quand on a traîné les pieds pendant une cinquantaine de pages, le récit commence à prendre. On se met à lire à marche forcée, brûlant les étapes, au regret de ne pouvoir tout avaler d’une traite. On n’échappe pas à la conquête. En voici les moments essentiels : Alexandre soumet d’abord la Grèce, débarque avec son armée en Asie Mineure, près de l’ancienne Troie, bat les Perses une première fois, les bat encore à Issos, soumet la Phénicie, l’Egypte, bat les Perses à Gaugamelès, soumet Babylone et Suse, continue sa route vers l’est, soumet les Satrapies orientales, franchit l’Indus, bat le roi Porus, fait demi-tour, n’ayant pu convaincre son armée de pousser jusqu’au Gange, et vient mourir à Babylone, en 323 avant notre ère. L’expédition aura duré un peu plus de dix ans. Elle n’aura pas connu l’échec.
Les récits de la conquête sont innombrables. Chaque année sans doute en voit, aujourd’hui encore, naître un nouveau. Celui d’Arrien a l’avantage d’être un des premiers, même si près de cinq siècles le séparent de la geste d’Alexandre. Il est sans nul doute un des plus forts et des plus beaux. Par on ne sait quel hasard, cela fait un siècle et demi qu’on ne l’avait pas traduit en français. Nous avions, c’est vrai, d’autres récits anciens. Celui de Plutarque est le plus célèbre. Mais Plutarque fait un portrait, il cherche avant tout “ les signes de l’âme ”, en “ laissant aux historiens à écrire les guerres, les batailles et autres telles grandeurs ” (traduction d’Amyot)). Ce que fait Arrien, militaire et historien.
Qui est Alexandre ? Peu lui importe. À la fin de son ouvrage, une fois le roi mort, il écrit qu’il était “ très beau et d’une grande résistance à la fatigue ; son intelligence était très pénétrante, son courage extrême ; nul n’aimait plus que lui la gloire et le danger, ni n’était plus attentif à s’acquitter de ses devoirs envers la divinité ”. Arrien loue encore l’empire qu’avait Alexandre sur les plaisirs du corps, excuse certaines de ses erreurs en rappelant sa jeunesse. On sent bien que là n’est pas son propos. Ce qui compte, ce sont les faits et gestes d’Alexandre ; s’agissant d’un conquérant, l’entreprise n’est pas déplacée.
En ne parlant que de la conquête, Arrien refuse le portrait ; mais il fait surgir la figure, historique, et mythique, d’Alexandre le Conquérant : cet homme, d’une jeunesse extrême – il prend le pouvoir à vingt ans, et meurt avant d’en avoir trente-trois – à qui rien n’aura résisté. Ce corps d’une efficacité sans reste, qu’on ne croirait pas empêtré dans la chair, et dont les dimensions semblent croître à mesure que s’étend son empire. Celui-ci pourtant trouvera ses limites : invaincue, l’armée refusera d’aller jusqu’au Gange. C’est que tous sont exténués ; ils sont allés jusqu’au bout de ce qu’ils pouvaient faire. Alexandre fait ériger douze autels : ils marquent un terme, mais ne signalent pas une défaite. Le demi-tour est encore une décision. Et le ressac de la conquête ramène Alexandre à Babylone, où c’est une fièvre, encore, qui l’emportera.
Le récit d’Arrien a la sombre beauté des victoires répétées. Une à une, les villes se soumettent ; celles qui résistent sont rasées, les combattants massacrés, la population réduite en esclavage. Alexandre offre des sacrifices aux dieux, célèbres des jeux, fonde des villes, autant d’Alexandrie que d’étapes. “ En cours de route, vu qu’il avançait à toute vitesse, beaucoup de soldats furent laissés en arrière, épuisés, et beaucoup de chevaux mouraient ” : l’expédition se poursuit, segment par segment, le long d’une ligne brisée qui donne pourtant l’idée de la plus grande rectitude. Il peut bien y avoir, pour un temps, retour en arrière ou poussée latérale pendant la marche vers l’Inde, ce n’est jamais du repentir ou de l’indécision. Il s’agit plutôt d’esquisser vers d’autres directions, Libye, Seythie, les conquêtes qu’on n’aura pas le temps de mener à bien. D’indiquer les axes d’une expansion future.
Le lecteur, peu a peu, pris par cette logique abstraite de la victoire, se laisse emporter pas des noms étranges et coruscants. On peut ne pas savoir ce qu’ils désignent, le mouvement du moins leur donne un sens : “ Cratère fut laissé comme commandant du camp, avec sa propre hipparchie, la cavalerie arachosienne et paropamisade, les bataillons d’Alcétés et de Polysperchon... ” À la prose d’Arrien, on peut trouver des équivalents rares et inattendus : Uccello, dans certaines batailles, a su peindre l’épure du combat et l’enchevêtrement des corps affrontés ; Gertrude Stein, dans un merveilleux chapitre de son Autobiographie de tout le monde, a su combiner la vitesse et l’amplitude, la rectitude et la répétition, le prosaïsme et l’épopée.
Arrien sait communiquer la fièvre des armes ; il ne s’abandonne guère au sentiment qu’il suscite. Ses jugements, rares, sont mesurés. Il s’attache avant tout à l’ordre des batailles, aux procédés de franchissement des fleuves, aux techniques de siège, aux ruses dans la conduite de la guerre (1). Historien, les merveilles l’Inde lui importent peu : au bout de leur course, les Macédoniens n’arrivent pas dans le pays des Griffons ou des Sages, mais dans un autre territoire à conquérir, et qui sait se défendre. Les éléphants, “ bêtes énormes ” certes, ne sont pas des monstres, mais de formidables machines de guerre.
Politique aussi, Arrien ne manque pas de montrer comment le pouvoir d’Alexandre peu à peu s’infléchit, se fait plus “ oriental ” : le roi abandonne la tenue macédonienne pour celle des Perses, “ n’a pas honte d’échanger pour la tiare perse des vaincus les coiffures que lui, le vainqueur, portait depuis toujours ” exige, à la mode perse encore, qu’on se prosterne devant lui ; mais Arrien militaire et politique, y voit moins l’effet d’un délire que celui d’une habileté, un “ moyen ingénieux de signifier aux Barbares que leur roi n’était pas totalement étranger à ce qu’ils étaient eux-mêmes ”. Alexandre, au terme de sa course, s’adresse à ses soldats, bande hétéroclite et fatiguée de glorieux pillards : “ La terre est à vous, et vous en êtes les Satrapes. ”
Il a d’abord énuméré les conquêtes : Ionie, Hellespont, Phrygies, Cappadoce, Paphlagonie, Lydie, Carie, Lycie, Pamphylie, Phénicie, Égypte, Libye grecque, Arabie en partie, Mésopotamie, Susiane, Perse, Médie, Bactriane, Hyrcanie… L’Indus coule en territoire macédonien. Dionysos, lors de sa mythique expédition jusqu’en Inde, était allé jusqu’à la ville de Nysa, qu’il avait fondée. Alexandre, descendant d’Héraclès, est allé au-delà. Il veut avancer encore, arpenter l’Asie, conquérir les terres habitées. Il veut prouver – mais l’armée ne le su plus – que la mer Hyrcanienne, notre Caspienne, communique avec l’océan Indien, et le golfe Indien avec le golfe Persique. Puisque la grande mer entoure la Terre entière. Au confluent du Tigre et de l’Euphrate, Alexandre mourut d’une maladie des marais. 

(1). Sur ce point comme sur bien d’autres, la lecture de la postface de Pierre Vidal-Naquet, érudite et limpide, est indispensable.

Maurice Olender (Le Nouvel Observateur, 1984)

 Pierre Vidal-Naquet, dans l’analyse qui suit la traduction vivante du texte d’Arrien par Pierre Savinel, nous rappelle combien l’historien est toujours un homme à deux têtes, vivant nécessairement “ entre deux mondes . Et Arrien, ce disciple du philosophe stoïcien Epictète, ne fait pas exception. Homme de son temps, militaire et diplomate de l’Empire romain à son apogée, amateur des muses, il réfléchit la saga d’Alexandre dans les termes et les problématiques de son époque. 

 




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