Romans


Claude Simon

Les Géorgiques


1981
480 pages
ISBN : 9782707305206
31.00 €
99 exemplaires numérotés sur Alfamousse
* Réédition dans la collection de poche  double  n°35


Sous l'Ancien Régime, il est officier au régiment de Toul-Artillerie. En 1792, il est élu membre de la Convention. En 1940, il bat en retraite avec son régiment à travers la Belgique. En 1793, il vote la mort du roi. Représentant en mission, il défend la Corse contre Paoli et les Anglais. Il fait planter dans son parc des peupliers d'Italie, des châtaigniers, des hêtres et des acacias. En 1937, il combat sur le front d'Aragon dans les rangs des milices populaires. Poursuivi par l'ennemi, il repasse la Meuse peu avant que les ponts ne sautent. La mort de sa première femme le laisse inconsolable. En 1799, il est ambassadeur auprès de la cour de Naples. Il se plaint à son intendante que les vendanges ont bien trompé. Il est promu général en l'An II. Membre du Comité de salut public, il enjoint aux chefs d'armées de ne pas reculer en deçà de la Meuse. Il s'évade d'un camp de prisonniers près de Dresde. Il achète une jument à Iéna. Il est blessé au passage de l'Adige Il recommande qu'on épierre bien ses champs. Près de Lérida, il est atteint d'une balle qui lui traverse le cou. Il vote la loi punissant de mort tout émigré rentré en France et pris les armes à la main. Au plus fort de la Terreur, il sauve une royaliste qu'il épouse peu après. À la suite de l'insurrection anarchiste de Mai, il est traqué dans Barcelone par la police. Il...
À des époques différentes et dans des périodes de tumulte et de violence, trois personnages vivent des événements et des expériences qui semblent se répéter, se superposer, de même qu'indifférents à la tragédie' aux déchirements familiaux et politiques, reviennent au long des pages les mêmes travaux des champs, les alternances des saisons, de la pluie, du soleil, des printemps.

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« L'œuvre s'ouvre par la description d'un dessin – on dirait une étude de David – où figurent deux hommes, L’un jeune, L’autre plus âgé. Un seul lien apparent entre eux : une lettre que le premier vient de remettre au second. Les larges espaces laissés en blanc par l'artiste autour des personnages, les repères succincts de perspective comme, à l'inverse, certains détails d'une précision insolite, L’ambiguïté des gestes, les repentirs même, tout indique que “ la lecture d'un tel dessin n'est possible qu'en fonction d'un code d'écriture admis d'avance par chacune des deux parties, le dessinateur et le spectateur ”. Je me plais à imaginer que les deux personnages reproduits pourraient aussi bien représenter deux moments d'une même vie, voire deux générations, comme on voit tout au long des Géorgiques un homme, jamais complètement nommé, apparaître sous la forme, tantôt d'un Conventionnel, général de l'an II, tantôt d'un cavalier de deuxième classe durant la débâcle de 1940, tantôt d'un jeune Anglais combattant contre les franquistes au sein des Milices populaires, figures que relient non seulement les actions dans lesquelles ils se trouvent engagés et la similitude des situations, mais les écrits qu'ils semblent s'adresser l'un à l'autre par-dessus les frontières et les siècles.
Trois personnages luttant dans des époques tumultueuses, de gloire ou de désastre, sans pourtant que le fracas des bombes empêche les saisons de se succéder, les arbres de porter leurs fruits et les animaux de mettre bas selon une ordonnance immuable de la nature, cette nature qui est sans doute, comme le titre l'indique, le principal personnage du livre, – les protagonistes, ou plutôt la troisième personne du masculin singulier qui les rassemble, cet “ il ” protéiforme, s'efforçant quant à lui de trouver les mots pour dire comment c'est.
Je voudrais, ayant l'honneur d'être son éditeur depuis près d'un quart de siècle, éviter d'user à propos de Claude Simon de ces adjectifs admiratifs qui me viennent immanquablement à l'esprit quand je songe à son œuvre et qui font d'elle, à mes yeux, l'une des plus grandes de ce temps. Je ne retiendrai donc que ce seul mot-là, grandeur, peut-être parce qu'il marque le mieux ce que cette œuvre à d'inhabituel dans notre société. Les bombes n'explosent heureusement pas dans la France de 1981, sauf sur nos écrans de télévision, nous donnant paradoxalement à penser que ces choses-là n'arrivent qu'aux autres. Et le temps lui-même semble avoir une autre manière de s'écouler, constitué qu'il est aujourd'hui d'une abondance d'instants spectaculaires, selon un ordre, ou plutôt un désordre, établi par ceux des grands médias de l'actualité qui tendent à enfouir l'Histoire sous l'éparpillement des faits divers.
L'histoire des Géorgiques, elle, traverse les saisons, les batailles et les vies. Les grands bouleversements de l'Europe voisinent, ici, avec la récolte des mûriers, le brouillard sur la neige d'une forêt endormie ou la course de deux papillons au-dessus d'un marais l'été. Car la matière en est moins l'événement que le son de la voix, une voix qui n'a cessé de parler depuis l'origine des temps et qui ne cessera probablement jamais de dire – et d'incarner – L’effort toujours recommencé des hommes pour changer un peu la face de la terre. »
Jérôme Lindon

ISBN
PDF : 9782707327437
ePub : 9782707327420

Prix : 9.99 €

En savoir plus

P. M. (Libération, 29 août 1981)

« “ Je crois qu'on écrit avant tout pour écrire – cet étrange plaisir solitaire – comme un peintre peint avant tout pour disposer des couleurs sur une surface ”, déclarait Claude Simon il y a huit ou dix ans. Il venait après cinq ans de silence de publier Histoire, un roman somme. Après six ans d'un nouveau silence éditorial il publie Les Géorgiques, un sommet. Où l'on retrouve la guerre d'Espagne, la débâcle de 40, un cavalier, des lettres, des gravures comme dans les romans antérieurs. Un corps – comme disent les typographes – qui va L’amble, trottine, galope, martèle le pavé ou soulève des mottes de vieille terre en chevauchant les rythmes multiples du texte soutenus 477 pages durant : le rythme chez Simon est une façon de voir les choses. En exergue du Vent, il citait Valéry : “ Deux dangers menacent le monde L’ordre et le désordre ”. En exergue d'Histoire, Rilke : “ Cela nous submerge. Nous l'organisons. Cela tombe en morceaux ”. Et Rousseau pour Les Géorgiques : “ Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, L’obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agît sur notre machine et sur notre âme par conséquent. ” Le point d'équilibre précaire, essentiel, surgit chaque fois dans “ le présent de l'écriture ”. C'est là que depuis trente ans Claude Simon construit son gîte. Ce forcené de l'écriture s’y bat quotidiennement à main nu. Par exemple à La Bataille de Pharsale (titre d’un de ses romans) qui fut tout autant l'anagrammatique bataille de la phrase. L'écriture, cette castagne suprême, y est affaire de nécessité. C'est là que Simon rejoint ceux que des rhétoriqueurs veulent souvent lui opposer. Chandler par exemple. Qui par avance résuma l’œuvre de Claude Simon : “ Il y a deux règles très simples : a) On n'est pas obligé d’écrire. b) On ne peut rien faire d’autre. Le reste vient tout seul. ” »

Pierre Lepape (Télérama, 26 septembre 1981)


Le peintre du verbe
Avec son roman Les Géorgiques, Claude Simon nous offre trois images de la guerre, de la faillite, de l’histoire qui échappe à ceux qui la font pour ne laisser entre les doigts que la poussière et le sang séché de l’absurde, de la cruauté et de l’inutile.
 
« “ Personne ne fait l'histoire, on ne la voit pas, pas plus qu'on ne voit l'herbe pousser ”. Cette phrase de Boris Pasternak figurait en exergue à un roman de Claude Simon paru en 1958, L'Herbe. On pourrait la retrouver s'appliquant parfaitement au propos de ces Géorgiques, écrites vingt-trois ans plus tard, tant la visée et la vision romanesques de Claude Simon sont restées identiques, tant s'enracine l'impression – si rare dans notre littérature contemporaine – de voir se construire de livre en livre une œuvre, c'est-à-dire le roman unique et multiple d'une intention qui ne cesse de s'approfondir et de s'élargir, d'éclairer de mille manières une réalité semblable jusqu'à la rendre différente, d'inventorier indéfiniment l'univers des formes pour en faire sourdre l'essentiel : une interrogation sur l'homme, sur son existence et sur son destin.
Qu'on cesse donc à propos des Géorgiques – aussi unanimement encensées que la plupart des autres romans de Simon ont été ignorés ou moqués – de parler de résurgence du Nouveau Roman ! Si, au milieu des années cinquante, un éditeur remarquable, Jérôme Lindon, a rassemblé dans sa boutique des écrivains désireux d'aller brouter d'autres espaces romanesques que les pâturages piétinés et amaigris du roman-récit cette volonté d'aventure n'impliquait aucune démarche commune. Chacun, de Robbe-Grillet à Butor, de Beckett à Simon, de Pinget à Sarraute a exploré sa veine, inventé ses techniques et construit un univers original qui ne doit rien à une quelconque école.
Claude Simon n'écrit pas pour vérifier ou pour illustrer des théories mais au contraire pour se mettre à la hauteur, au plus proche, au plus intime de cette grande débâcle vivante des gens et des choses, des odeurs, des heures, des idées, des figures qui se refusent obstinément à former un ordre, à se figer dans une attitude définitive, classable, identifiable, raisonnable, logique réductible à un schéma, à une idée.
Rien de fixe, rien de stable dans l'éblouissant éparpillement lyrique des Géorgiques. Trois histoires qui se superposent, s'entremêlent, se renvoient l’une à l'autre, échangent leurs signes et leurs lieux. Celle d'un général des armées de l'An II, conventionnel régicide qui finira sa vie dans la ruine du domaine qu'il a édifié ; celle d'un cavalier de deuxième classe, son lointain descendant, subissant sur la route des Flandres la déroute des troupes françaises en 1940 ; celle enfin d’un jeune Anglais combattant les colonnes franquistes dans les milices populaires, écœuré, désespéré, mais refusant encore de se résigner à l'abandon.
Trois images de la guerre, de la faillite, de l'histoire qui échappe à ceux qui la font pour ne leur laisser entre les doigts que la poussière et le sang séché de l’absurde, de la cruauté et de l'inutile. Mais aussi, rythmant, scandant, enveloppant ces drames du désordre, de la fuite et du bouleversement, une autre révolution, cosmique, celle de la terre autour du soleil entraînant le cycle des saisons, les naissances, les efflorescences et les pourrissements de la nature. Il n'y a pas ici des aventures humaines qui se déroulent dans un décor, mais un même mouvement qui entraîne et balaye les êtres et les choses dans un tourbillon de couleurs, de formes, de mots, de cris.
Cela commence comme le chaos. Une suite de petites touches sèches et brèves posées les unes près des autres sans relation apparente. Des bouts de paysages, des fragments de lettres, des morceaux d'événements, de savantes et précises descriptions de tableaux. “ On dirait que les mots assemblés, les phrases, les traces laissées sur le papier par les mouvements de troupes, les combats, les intrigues, les discours s'écaillent, s'effritent et tombent en poussière. ”
Et puis l'écriture de Claude Simon intervient pour donner sens et réalité à ce vaste puzzle. Cette phrase interminable, magnifique, fastueuse qui gonfle comme un fleuve à la fonte des neiges, arrachant sur son passage des champs, des rocs et des arbres, des cadavres et des graines, roule en tumulte et en beauté offrant la seule unité possible, le seul ordre imaginable : celui de sa puissance et de sa précision. Les amours, les guerres, les saisons, les robes des femmes et celles des chevaux, les révolutions triomphantes et les révolutions massacrées, les souffrances et les espoirs, les fleurs et le sang, les discours et les silences, les promesses et les décadences, voilà que tout se fond dans le creuset chauffé à blanc de l'écriture.
On pourrait gloser à perte de vue sur l'ampleur de cette composition qui s'efforce de rassembler et de tenir bout à bout les extrémités du réel, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, du microcosme au macrocosme, parler des ruses employées par Claude Simon pour tromper le temps – comme les plus grands peintres parviennent à tromper l'espace. Disons simplement que Les Géorgiques s'apparente par la folle ambition de son projet, par la rigueur profuse de sa construction, par l'émotion qu'il suscite et qui doit tout à sa forme, aux plus belles toiles de Picasso. À Guernica par exemple. »

Jacqueline Piatier (Le Monde, 4 septembre 1981)

La terre, les hommes, le feu, le sang
Un livre magnifique, à la fois épopée, poème et roman.
 
« C’est un très grand livre, ces Géorgiques. Traversant deux siècles, des révolutions et des guerres, il a l'ampleur d'une époque, non seulement par les thèmes mais par son souffle et sa vision. Et pourtant il ne saisit pas que des masses en mouvement, le passage d'un monde à l'autre avec sa réaction, l'opposition des classes et des castes, des riches et des pauvres, des maîtres et des sans-grades.
Des personnages l'habitent, doués d'une humanité profonde. Leurs sentiments sont robustes et simples : le courage et la peur, L’ambition et la révolte, L’égoïsme et la générosité, la fatigue et l'élan. Mais chacun dans leur rôle, ils sont grandeur et petitesse mêlées, ni blancs, ni noirs, ni totalement condamnés, ni totalement absous.
Et ils sont jetés dans des drames, ceux-là mêmes que l'existence apporte : déceptions dans les engagements politiques, rage impuissante devant les défaites, amours rompues par la mort ou trahies, et ces conflits, tantôt tragiques, tantôt sordides, qui naissent au sein des familles.
Cette épopée est donc aussi un roman au cours duquel se trame une histoire qui a son mystère, son suspense. Une histoire qui entre bizarrement en composition, comme Claude Simon vient de nous l'exposer, avec deux, même trois autres histoires se déroulant dans des temps, des lieux, différents, autour de héros qui n'ont pas forcément entre eux de relations. Il y en a entre le général de la Révolution et de l'Empire, L.S.M. et le soldat de la guerre de 40, qui est son descendent ; il n'y en a pas entre ces deux-là et le militant de la guerre d'Espagne.
Et pourtant l'œuvre ne manque pas d'unité. Celle-ci est à rechercher ailleurs. Dans L’ambition de faire tenir ensemble le plus grand nombre possible d'éléments de la réalité, de tisser entre eux des échos, des contrastes et des correspondances, de façon à donner une image globale, universelle de la vie. Ce qui apparente au poème ce roman bourré de documents authentiques.
Le livre est si riche qu'on dirait qu'il y a tout. Les hommes, bien sûr, roulés dans les tribulations de l'histoire, mais aussi ce qu'ils mangent, comment ils dorment, leurs vêtements. Que d'attention prêtée aux uniformes chamarrés, aux bijoux des femmes, à la tenue dépenaillée des militants, à la robe de faille garnie de perles noires où une grand-mère larmoyante enfouit son deuil ou sa honte !
Autour d'eux, la nature et le monde : une grande ville incendiée par une guerre civile ; des collines chauves que s'arrachent, dans la nuit, dans la boue, les combattants ; des clairières, des vallées, des routes pilonnées de bombes, jalonnées de morts, de parcs paisibles que leur propriétaire, de loin, ensemence et plante, et qui font entrer dans le fracas de la guerre, la paix des travaux des champs. Et la ronde des saisons, L’éclosion du printemps, la pluie qui décompose les feuilles en automne, le grand gel de l'hiver où tout devient cassant.
Les bêtes participent, elles aussi, à l'immense opéra : vol d'oiseaux qui traversent le ciel, coq hérissé apparaissant à un balcon, papillons, libellules en copulation, et surtout les chevaux, passion de L.S.M. comme de Claude Simon, dont les robes luisent ou qui se couchent, exténués, dans les prés pour mourir.
Il n'y a pas que la vie, il y a la représentation de la vie, c'est-à-dire l'art, les spectacles et leurs salles. Les Géorgiques s'ouvrent d'une façon assez déroutante sur deux nus : devant un homme assis, déjà épaissi par l'âge, s'en dresse un autre, plus jeune, qui le regarde. Ce qui est la structure même du livre apparaît dans cette référence à David qui peignit d'abord nus les personnages de son Serment du jeu de paume. Trois ou quatre portraits du général figureront en bonne place. Quant à son buste de marbre, drapé d'une toge à l'antique, il servira presque de fil conducteur au roman.
Pour faire tenir tant de choses et si diverses sur la scène du livre, Claude Simon nous invite à jouer avec un gigantesque puzzle, Il nous en livre d'abord les morceaux épars. Tout se mélange, se chevauche dans la première partie : biographie en miettes du général L.S.M. ; courts extraits de ses lettres et de ses notes ; brefs éclairs sur un soldat perdu dans une débâcle, instantanés sur des combats de rue ; fragments d'une représentation d'Orphée ; images fugitives d'un lecteur aux mains creusées de rides, qui garde sous ses paupières, quand il les ferme, des sensations colorées...
Les phrases, ici, sont brèves, le trait net, L’expression peu rehaussée de métaphores, les verbes presque tous au présent. On se retrouve vite dans l'apparent désordre du texte qui joue de l'italique et du romain.
Dans la maison de Claude Simon, à Salses, qui ne doit rien aux deux propriétés familiales décrites dans Les Géorgiques, on voit de grands collages, faits par lui, où reproductions de tableaux et photographies se juxtaposent. Chaque motif est figuratif, L’ensemble où une Vénus d'Ingres voisine avec une tête d'éléphant donne une saisissante impression de richesse bigarrée. On reçoit la même de ce puzzle éclaté.
Dans les parties suivantes, au contraire, des scènes se composent, des récits s'engendrent. Nous voici d'abord au cœur de l'hiver 1940, où nous assistons à la débandade inexplicable d'un escadron en marche dans la neige. Claude Simon règle ici ses comptes avec l'armée, et ils sont durs.
Puis changent le décor et l'atmosphère. L'homme, à peine distinct des autres, que nous venons de voir jeté en pleine guerre, s'individualise. Il visite le château de son ancêtre à demi tombé en ruine. Il se rappelle son enfance dans une autre maison, plus orgueilleuse, frappée à son tour de décrépitude : le salon de sa grand-mère où trônait le buste du général, le cinéma pouilleux que, collégien, il fréquentait clandestinement et qui contraste violemment avec la représentation d'Orphée au Théâtre municipal où la vieille dame l'avait emmené.
Cette évocation d'un double passé est coupée par les lettres, les discours où L.S.M. apparaît dans sa pleine activité de révolutionnaire, de guerrier, de propriétaire terrien. Elle est coulée dans la grande phrase sans rupture de Claude Simon où tant de détails s'accumulent et qui, par le jeu des métaphores et des associations, glisse d'un monde à l'autre et fait communiquer toutes choses entre elles. Une esthétique qui, pour relever du baroque, n'en est pas moins précise et réaliste. Dans cette troisième partie, le drame commence à se nouer.
Il est interrompu par l’intermède de la guerre d'Espagne, que je trouve un peu long et moins bien associé au roman. Claude Simon a fait ressortir dans son entretien les rapports de cet épisode, où de nouveau l’homme se trouve dans les griffes de l'histoire, avec l'ensemble de l'œuvre. Mais celle-ci est néanmoins dominée par l'exceptionnelle figure du général L.S.M.
Elle surgit superbement, cette figure, dans la dernière partie du livre, non plus cette fois des documents mais recréée par l’artiste. Le vieux héros de la Révolution et de l'Empire est revenu mourir dans son château appauvri où ses somptueuses écuries se déciment. Solitaire, abandonné par sa seconde femme et son fils qui s'apprêtent à trahir la cause à laquelle il s'est donné avec tant de flamme, il n'a plus auprès de lui que son intendante au grand cœur, la merveilleuse Batti, à la quelle il a écrit tant de lettres sur la culture du domaine.
À travers les images qui traversent son esprit, sa vie se déploie sous nos yeux, et nous découvrons, véritable coup de théâtre, la tragédie qui a fait peser sur lui, et jusqu'après sa mort, comme une malédiction : non pas d'avoir voté la mort du roi mais d'avoir causé celle de son frère, passé dans l'émigration.
Une sombre vision sort de ce livre chargé et magnifique, qui place Claude Simon, à mon sens au premier rang des écrivains de notre temps. C'est celle de l'universelle dégradation : les familles déclinent, les demeures glissent à l'abandon, les corps pourrissent, les plus nobles causes se corrompent, à l'héroïsme des guerres et des révolutions d'antan succède l'impuissance passive à laquelle le vingtième siècle nous a réduits. Et pourtant c’est une impression de force, de mouvement, de panache et de beauté que nous laisse l'immense carrousel des Géorgiques, où tournoient la terre, les hommes, le feu, le sang. »

 




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