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Anne Simonin

Le Droit de désobéissance

Les Éditions de Minuit en guerre d’Algérie


2012
64 p.
ISBN : 9782707322227
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Fondées dans la clandestinité en 1942 par Pierre de Lescure et Vercors, sous l'Occupation, Les Éditions de Minuit vont mener un autre combat pendant la guerre d'Algérie.
De 1957 à 1962, la maison publiera vingt-trois ouvrages principalement centrés sur la dénonciation de la torture, établissant la désertion comme un état de nécessité.
Brève histoire d’une action risquée (douze saisies et un procès) en faveur de la désobéissance en temps démocratiques.

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Béatrice Vallaeys, Libération, jeudi 9 février 2012

Minuit sous les coups de la censure

Les ouvrages de la guerre d'Algérie réédités


C'est l’histoire d’une course pour la vérité, d’une lutte où les adversaires ont des armes inégales et où les règles changent de manière unilatérale, de sorte que les chances de gagner sont difficiles pour les plus faibles, même s’ils utilisent des moyens ingénieux pour contourner l’injustice. Ils s’obstinent à combattre, parce qu’ils ont le sens des responsabilités, surtout quand il s’agit de la dignité et de l’honneur des hommes.
PDG des Editions de Minuit depuis 1948, Jérôme Lindon dit lui-même, dans l’un des entretiens accordés bien plus tard, qu’il n’a pas d’inclination particulière pour le militantisme. Sa maison, fondée en 1942 dans la clandestinité par les résistants Jean Bruller, dit Vercors, et Yvonne Paraf, dite Desvignes, cultive d’ailleurs, aux lendemains de la guerre, la réputation de la découverte de talents littéraires, tels Samuel Beckett et les auteurs du Nouveau Roman, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon…
Et pourtant : trois ans après le début de la guerre d’Algérie, survenue en 1954 et que le gouvernement français s’évertue à qualifier d’événements d’Algérie (1), les Editions de Minuit se lancent naturellement dans la publication d’ouvrages politiques qui dénoncent les tortures pratiquées par les militaires français en Algérie, puis en France.
J’ai le sentiment d’être fidèle à la tradition vivante de la Résistance, dit Jérôme Lindon, qui ne confond cependant pas la République en Etat d’exception, qui durera jusqu’en 1962, avec les années de l’Occupation nazie : De toute façon, poursuit-il, ce que nous risquions, c’était la saisie, au maximum la ruine. Mais ce n’était ni la déportation ni la mort (2), rappelle l’historienne Anne Simonin dans le Droit de désobéissance, un texte indispensable pour comprendre le climat qui règne dans ces années où les Editions de Minuit (entre autres) vont s’acharner à révéler ce que le gouvernement et une partie de l’opinion refusent d’entendre.
Plongée. Des saisies il y en eut, que les Editions de Minuit, dirigées aujourd’hui par Irène Lindon, fille aînée de Jérôme, ont eu l’excellente idée de rééditer (en même temps que quelques livres autorisés) à l’occasion du 50e anniversaire des accords d’Evian. Car, au-delà des faits et témoignages, c’est une plongée particulièrement évocatrice - au sens où les documents d’alors ont aujourd’hui valeur d’archives - dans une époque qu’on retrouve ou découvre, et dont la France n’a toujours pas dévoilé ni reconnu toutes les atrocités commises. Une époque qui raconte une guerre coloniale, commencée neuf ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale (3), encore très persistante dans les esprits. Une guerre coloniale qui déchaîne les Français - il y a les partisans et les adversaires de l’indépendance de l’Algérie -, mais qui ravive surtout le souvenir d’une pratique qui fut banale chez les nazis : la torture. Son usage par les Français est évidemment inacceptable : peut-on décemment en approuver le recours ? Il n’empêche, quand elle est évoquée dans des livres et périodiques, par des victimes, des témoins et des historiens, elle est niée par les autorités françaises, qui engagent aussitôt des poursuites judiciaires. Plusieurs fois inculpé d’atteinte au moral de l’armée, d’incitation à la désobéissance, de diffamation de la police, Jérôme Lindon ne se résigne pas. Il a, à ses côtés, un complice solide, l’historien Pierre Vidal-Naquet, et un grand nombre d’intellectuels - dont Jean-Paul Sartre - qui, à chaque saisie, dénoncent le scandale de la censure.
Parachutistes. C’est ainsi que le pouvoir va livrer sa guerre contre les accusateurs : quand des documents et livres évoquent la torture, ils sont saisis, mais les chefs d’inculpation n’ont rien à voir avec le sujet. L’acte de délinquance dont se sont rendus coupables les éditeurs relève ni plus ni moins de la trahison… à la patrie. C’est ce qui est reproché au livre la Question d’Henri Alleg, directeur du quotidien Alger républicain, publié en 1958 aux Editions de Minuit (qui récidivent en 1959), aussitôt interdit : Henri Alleg, arrêté en juin 1957 par les parachutistes de la 10e DP, y décrit minutieusement sa détention et les tortures qui lui furent infligées.
Idem pour la Gangrène, témoignages de cinq Algériens également soumis à la torture, mais cette fois en métropole où ils ont été déférés : publié par Minuit en juin 1959, le livre est saisi à peine sorti des presses. Jérôme Lindon adopte alors une stratégie efficace : portant plainte pour censure, il se retrouve devant la XVIIe chambre du tribunal de Paris. Où le livre est étudié par l’accusation, la défense, les témoins des deux parties, et finit immanquablement par une condamnation. Mais la loi française n’interdit pas la publication des minutes des procès, et Minuit profitera habilement de cette ouverture.
C’est ce qu’il advint du livre le Déserteur, dont l’auteur, Jean-Louis Hurst, sous-officier de l’armée française, a déserté et est devenu porteur de valises, selon l’expression employée alors pour désigner les Français (civils ou militaires) engagés avec le Front de libération nationale (FLN) algérien. Jérôme Lindon, qui doit préserver l’anonymat de l’écrivain, le baptisera malicieusement Maurienne. Dans le Droit de désobéissance, Anne Simonin raconte l’étonnement de Jean-Louis Hurst devant le très beau pseudonyme de Maurienne que Jérôme Lindon avait mis sur sa couverture. "C’est simple, me dit-il, pendant la Résistance nous avions Vercors. Alors, pour la suivante, j’ai choisi la vallée d’à côté."
Reste que, puisque le Déserteur ne vit pas le jour, Minuit s’empressa d’éditer Provocation à la désobéissance. Le Procès du déserteur, fidèle compte rendu du procès qui se déroula en décembre 1961. Le Procès du Déserteur possède une inestimable vertu : il restitue toute la palette des arguments des uns et des autres pour condamner ou justifier la publication d’ouvrages politiques et prohibés. Un modèle de subversion qui décortique implacablement l’absurdité de la censure. Et si certains passages prêtent à sourire, il reste un monument pour la mémoire de la guerre d’Algérie, mais aussi pour l’intelligence.
Ainsi, à une question du président du tribunal, Lindon répond : Je suis d’accord avec vous, c’est de provocation à la désobéissance qu’il s’agit et c’est de cela que je veux vous parler, mais ce que je veux vous rappeler, c’est que depuis quatre ans pour les Editions de Minuit et depuis beaucoup plus longtemps pour certains autres, tout se passe comme si la torture était devenue un moyen légal, et seulement illégal d’en parler. Réponse du berger à la bergère : la loi autorisant les comptes rendus des procès est supprimée, et les saisies judiciaires remplacées par des saisies administratives, bien plus discrètes…
C’est finalement dans les Belles Lettres, recueil de correspondances publiées depuis 1958, rassemblées par Charlotte Delbo, et publiées chez Minuit en 1961, que Jérôme Lindon livre l’esprit de son militantisme : Ce que j’ai pu faire, je l’ai fait pour la France, non pour l’Algérie. L’honneur de la France qu’il partageait avec le général de Gaulle, auteur de la fameuse formule : Une certaine idée de la France.

(1) Il faudra attendre 1999 pour que les "événements" soient officiellement reconnus comme une guerre.
(2) De 1957 à 1962, Minuit publie 23 ouvrages centrés sur la dénonciation de la torture ; 12 d'entre eux seront saisis, et l'un donnera lieu à un procès.
(3) La guerre d'Algérie commence l'année où s'achève celle d'Indochine (1946-1954), dont la France sort vaincue et dans laquelle elle perd ses territoires en Extrême-Orient.

Maïté Bouyssy, La Quinzaine littéraire, 1er-15 avril 2012

1958-1962
Du droit de désobéissance


Dans le brouhaha de manifestations qui accompagnent la commémoration du cinquantenaire du cessez-le-feu du 19 mars 1962, l'excellente initiative des éditions de Minuit de republier des livres qui furent interdits ou saisis tranche sur le ton général et rappelle que le combat, qu'il soit intelligence des situations doublé d’engagement personnel ou éditorial, est la seule école de liberté possible.

Dans ce contexte les rééditions de livres qui n’ont pas que le parfum de l’archive, mais celui de la vie et des combats d’époque nous sont précieux. Les éditions de Minuit montrent ce que fut une structure de résistance des intellectuels quand il faut faire savoir la pire des guerres, la guerre coloniale qui avilit. Briser la chape de silence qui pèse sur la torture alors qu’elle éprouve des appelés au point de susciter des désertions individuelles par milliers sans doute, c’est lutter contre la gangrène dans la République. Soutenir le droit de désobéissance par des livres participe d’un héritage de la Résistance, la matrice des éditions de Minuit, mais alors, la Résistance n’était pas moins du côté gouvernemental, et s’opposer n’est pas moins faire bon usage de la trahison, ce qui suscite l’analyse conclusive d’Anne Simonin, spécialiste des éditions de Minuit qui, en politiste, a élaboré la brochure d’accompagnement offerte par l’éditeur. Anne Simonin a mené un rigoureux travail d’histoire et elle offre la synthèse de ce qui doit se savoir : les dates précises de publication, les échos dans la presse, les relais à l’étranger quand Nils Andersson republie les livres à Lausanne, l’arrivée de soutiens et l’invention de stratégies pour contrer les pertes des saisies en masse ou pour le principe. Les comptes d’entreprise et les fragilités de la maison n’étaient pas sur la place publique, même si les procès ont rendu publics nombre de faits et de positions. Au total Jérôme Lindon a publié 23 des 253 titres publiés sur cette guerre par 79 éditeurs, mais il a subi la moitié des saisies et a été plastiqué par l’OAS en décembre 1961. Il a porté une  fidélité têtue  à ce front. Lors du procès Jeanson, la Déclaration des 121 rédigée autour de Dionys Mascolo et de Maurice Nadeau avec Maurice Blanchot pendant l’été 1960 compléta, comme l’on sait, le dispositif de soutien moral aux hommes qui s’étaient engagés (mais ne les appelait aucunement à le faire, comme le disaient leurs détracteurs).
Quatre livres réédités et une partie du catalogue disponible procèdent de l’opération qui commémore ce qui fut un combat propre à redonner à la notion d’intellectuel son sens parce qu’il s’est agi de dénoncer ce qu’il y a de plus vil dans les guerres coloniales, des scènes horribles et par-dessus tout l’indignité de ceux qui la pratiquent. C’est  pour la France, non pour l’Algérie  comme le déclara Jérôme Lindon.
La chronologie intéresse. Tout d’abord, la publication de Germaine Tillion qui dénonça la  clochardisation  de l’Algérie, sa misère en juin 1957, puis la question de la torture quand La Question d’Henri Alleg,  livre d’éditeur  puisque l’auteur est alors détenu au camp d’El Biar. Le livre est imprimé, saisi, réimprimé, à nouveau saisi, tout comme La Gangrène en 1959. En avril 1960, c’est le Déserteur, une fiction de Maurienne (alias Jean-Louis Hurst), puis en octobre le récit de Noël Favrelière, Le Désert à l’aube, qui donna le scénario de René Vautier pour son film primé à Cannes en 1972, Avoir vingt ans dans les Aurès. C’est alors qu’est nommément poursuivi Le Déserteur (personnage de fiction) pour  incitation à la désobéissance  sous prétexte que des traits autobiographiques incomberaient à son auteur et les opinions à l’éditeur. Une farce, oui, mais un drame qui suscite des témoignages percutants avec l’ancien parachutiste engagé Pierre Leuliette, un apolitique qui n’a aucune sympathie pour le FLN. Il avait d’ailleurs lui-même produit son propre récit Saint Michel et le dragon, paru en novembre 1961, sorti sans histoire mais saisi dès qu’il requiert l’attention de L’Express et de Françoise Giroud qui s’en enthousiasmèrent.
Le volume Provocation à la désobéissance tiré de la sténographie du procès permit de vendre indirectement le Déserteur ; il garde la tension de l’oralité, la diversité des tons des nombreux témoins convoqués au tribunal. Une vision plurielle de la France et des drames humains en ressort : précisions traumatisantes données, démissions.
Les Belles Lettres sélectionnées et publiées par Charlotte Delbo, ancien résistante, déportée à Auschwitz, existent car elle y voit la condensation de l’indignation quand les manifestations, l’action collective et la vie politique n’existent plus. Qu’elles viennent de prisons ou de célébrités, ces lettres en partie non publiées ailleurs permettent de suivre l’année 1960 de la façon la plus sensible. Toujours au cœur des récits, l’infamie et le refus de la complicité avec l’infamie.
Un hommage particulier se doit à Robert Bonnaud, non seulement parce qu’il a donné à La Quinzaine littéraire plus de deux cents chroniques pendant la trentaine d’années de sa collaboration (1974-2003), mais parce que son livre Itinéraire est magnifique. Jeune agrégé d’histoire militant et rappelé, il maintint toujours rigueur, convictions et comparatisme spontané lié à sa haute culture de généraliste et d’enseignant. Ses synthèses incisives et denses vont à l’essentiel et ne mélangent jamais le fond, les causes structurelles avec l’émotion de l’anecdote, encore que celles qu’il mentionne soient terribles dans leur laconisme. Une écriture sèche, limpide, élégante caractérise ses  lettres du djebel , la  paix des Nementchas  (dans les Aurès, vers Bône) qu’Esprit publia en 1957 puis ses lettres des Baumettes où il fut incarcéré pour soutien au FLN.
On en tirerait un dictionnaire permanent propre à pulvériser les langues de bois des faiseurs de mémoire et des politiques troubles de tous les temps.

 




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