Romans


Juan Benet

Dans la pénombre

Traduit de l'espagnol par Claude Murcia


1991
256 pages
ISBN : 9782707313768
20.10 €


* Titre original : En la penumbra (1989).

Deux femmes parlent de la vie, de leur vie - argent, sexe, amour, inceste, angoisse, espoir –, en attendant un mystérieux messager qui doit venir refermer une très ancienne blessure toujours douloureuse. Ce discours, sur lequel s'ouvre le livre, allusif et sibyllin dans un premier temps, s'éclaire progressivement pour prendre toute sa signification au dernier chapitre.
La conversation est entrecoupée de séquences narratives mettant en scène d'autres personnages et d'autres actions dont les liens avec les deux femmes ne s'imposent pas d'emblée, d'autant que l'ordre narratif des séquences ne respecte pas la chronologie de l'histoire. Structure fragmentée – dont l'hétérogénéité trouve un écho autant dans l'alternance des registres de langage et des tons que dans le décalage entre les personnages et leur discours – mais fortement cohérente qui émerge peu à peu d'une pénombre annoncée par le titre.

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 C'est un livre sur l'Espagne contemporaine, si l'on peut dire que l'Espagne contemporaine commence à la Révolution française. Tout est à reconstruire ici, même en littérature, et c'est peut-être là l'explication de ma récente et hasardeuse réussite : mon Espagne imaginaire, emblématique, traversée de fantômes hallucinés, rencontre peut-être celle d'un peuple qui tente de réinventer peu à peu, fût-ce par la dérision et l'humour noir, l'espace, le langage et les fantasmes d'une civilisation perdue, et peut-être demain retrouvée. Mais sous d'autres formes. Nous y perdrons en pittoresque ce que nous gagnerons en maturité européenne. 
Juan Benet (1989)

Dominique Durand (Le Canard enchaîné, 24 avril 1991)

Le messager de I'amor
 
 Au fur et à mesure que nous découvrons avec émerveillement les traductions, par Claude Murcia, des romans et nouvelles de l'Espagnol Benet (L'Air d'un crime, Tu reviendras à Région, Une tombe), son œuvre, perçue d'abord comme l'allégorie de la vieille Espagne, parcourue par des fantômes pantelants, avoue l'ambition d'être l'accoucheuse, en tout cas, d'une nouvelle littérature ibérique. Pour la première fois, Dans la pénombre a été accueilli avec succès dans son pays, il y a deux printemps.
Dans la pénombre d'une pièce aux rideaux tirés, un après-midi d'octobre, une tante retient sa nièce pour lui faire une importante communication sur le pourquoi de l'arrivée d'un messager venu lui porter une requête qu'elle ne repoussera peut-être pas, comme il en fut les années précédentes. La nièce incongrue l'interrompt parfois, à propos de son corps qui l'écartèle.
C'est le problème des interruptions ”, dit la tante. “ Elles rompent un discours qui, ensuite, ne pourra plus être le même. ”
Le long monologue – un chef-d'œuvre d'incises ironiques, de psychologie mécanique, d'introspection stérile – est entrecoupé de scènes ayant eu lieu à des époques différentes de cette année-là ou d'une autre, avec des protagonistes ayant sûrement quelque chose à voir avec cet inavouable crime originel sur lequel la tante maintient le suspense avec sadisme, dans la pénombre. Deux amies vont au marché et se querellent à propos d'un secret : “ Tu fais allusion à la même chose. Comme si je ne savais rien de tout cela. Il me semble que j'en sais autant que toi, ou, au moins, autant que ce que tu oses avouer que tu sais. ” Quièn sabe ? Ainsi, Ramon est-il le commis boucher, ou un autre ? Le visiteur qui s'installe chez l'ancien gardien de mine (la contrée mythique de Région, chère à Benet, n'est pas nommée, mais on y cite le fleuve Torce) ? “ Pour récupérer ce qui est à moi. ” Sa mémoire, son héritage, sa sœur ?
Tout ce que l'on sait, en avançant dans le récit, c'est que la tante s'est séparée d'avec “ lui ”, qu'ils sont partis chacun de chaque côté de la rivière, que sa vie n'est devenue que l'attente du messager – qu'elle a jusque-là toujours repoussé – lorsqu'elle a franchi la culée du pont, gardant dans la bouche le noyau d'olive, relief du repas de noces écourté.
Benet s'amuse, manifestement, à résumer cette attente (alors que celui qui envoie le messager est peut-être mort, que la scène fondatrice n'a peut-être pas eu lieu ainsi) dans un gongorisme ébouriffant : “ Et c'était là le problème, le problème le plus grave ; parce que si un autre arrivait qu'elle ne connaissait pas, de la même façon qu'elle ne me connaissait pas, moi, pour lui raconter ce qu'elle ne voulait pas écouter mais sans savoir ce qu'il allait lui raconter, elle pouvait très bien l'écouter et non seulement entendre ce qu'elle ne voulait pas entendre, mais perdre à jamais la possibilité de ne pas vouloir l'écouter, chose que surtout, comme je te le disais, elle ne voulait pas perdre pour pouvoir continuer à vouloir ne pas l'écouter. Tu as compris ? ”
Le dénouement est surprenant. Il permet une seconde lecture, comme le propose l'éditeur, et encore beaucoup d'autres : la tante n'est-elle pas assise dans la pénombre de la maison de la famille honnie (la dernière avant de traverser le pont... entourée d'une clôture, d'une bordure, terme qui revient souvent) ? Enfin, cette pénombre d'où il convient de sortir est aussi celle de l'Espagne, qui n'a plus d'histoire. Comme le dit Abdón, l'ancien gardien de mine : “ Si on veut trouver quelqu'un et qu'on consacre tout son temps à essayer de le trouver, on finira par le trouver, comme le prouve l'histoire récente de l'Espagne et peut-être même celle de l'Allemagne. ”
Pour rester dans l'ironie admirative, on pourrait dire que Dans la pénombre est le premier classique post-moderne espagnol ! 

 




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