Romans


Yves Ravey

Bureau des illettrés


1992
160 pages
ISBN : 9782707314062
12.05 €
40 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Le visage de ma fille qui s'était défenestrée dans son appartement de Munich, ne me quittait plus. À cette époque, il m'était impossible d'écrire. Je passais des heures dans mon cabinet de travail, sans bouger, devant des piles de feuilles blanches. J'en étais là à me morfondre quand mon cousin Golo a frappé à la porte. Il m'a écouté et il a essayé de comprendre. Ce qu'il voulait, c'était m'aider, et moi j'étais heureux qu'il soit là.
Aussitôt il m'a proposé de travailler avec lui, une entreprise de flippers et d'électroménagers, c'était formidable, j'ai répondu que j'étais d'accord. Golo donnait des coups de marteau dans les caisses des billards électriques et moi, je partais en livraison, sillonner les rues de Vaubant. Toute idée d'écriture m'avait abandonné.
Mais un jour, on est venu me voir. “ On ”, c'était un de ces personnages détestables qui composaient le monde des écrivains ; et tout a basculé, je suis entré à nouveau dans ce mythe qu'est la littérature, en commettant l'erreur de croire que ce mythe m'était accessible.
J'ai alors quitté mon cousin. Golo était quelqu'un d'intelligent, selon lui, il me fallait poursuivre ce travail, et ceci, il l'exprimait en me répétant qu'il allait me fournir un ordinateur portable, tu verras, disait-il, un truc pareil, c'est l'enfer !
C'était le temps merveilleux de cette horrible littérature. J'écoutais la voix de ma fille, j'écoutais la musique de sa voix par le souvenir, rien d'autre ne pouvait advenir que ma fille qui tapait aux carreaux pendant que j'essayais d'écrire.

ISBN
PDF : 9782707326454
ePub : 9782707326447

Prix : 8.49 €

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Michel Braudeau (Le Monde, 14 février 1992)

« Pour son deuxième roman, après La Table des singes, paru en 1989 aux Éditions Gallimard, Yves Ravey, professeur d'arts plastiques en province, procède autrement. Il part d'un événement tragique – “ Je rentrais de San-Donato et j'avais oublié la mort de Célidora. Je ne pensais plus que de façon intermittente à ma fille qui s'était défenestrée dans son immeuble de la Landgasse à Munich ”, – qui, normalement, chez un écrivain classique, devrait se développer, devenir un sujet : pourquoi Célidora, jeune pianiste exceptionnelle, interprète de Scriabine, heureuse, a-t-elle eu un jour la pulsion fatale de se jeter par la fenêtre ? Comment son père, notre narrateur, enquête sur cette affaire, supporte sa douleur, se fait une raison sur de l'irraisonné ?
Contre toute attente, ce père, Andreas, ne fait rien de ce qu'on espère de lui. Il nous livre des petits morceaux d'information. On apprend qu'il est professeur d'arts plastiques dans une ville entre Mulhouse et Vaubant, qu'il a quitté son boulot après la mort de Célidora, s'est installé avec son cousin Golo dans une entreprise de réparation de flippers, ce qui lui permet d'oublier Célidora aussi bien que ses échecs en tant que romancier. Son éditeur a comme conseiller un certain Zwiebel qui a refusé ses derniers manuscrits. Andreas voudrait les brûler dans le poêle, mais Golo l'en empêche ; lui, il croit que son écrivain de cousin est capable de redorer le blason de la famille.
Du reste, notre romancier devenu mécanicien n'oublie pas une seconde la mort de Célidora. Au contraire, elle revient sans arrêt dans le texte, bravant tous les tabous de la répétition, comme un accord de musique, “ la mort de Célidora ”, à tout bout de champ, mais sans qu'on en sache plus. Il tient la note, mais ne joue pas davantage. Une secrétaire, Giulia, débarque un jour entre les flippers, apportant le manuscrit tapé du dernier livre d'Andreas Il l'avait oublié, mais désormais c'est à elle, Giulia, qu'il s'adresse pour se plaindre de tout, de son éditeur, de cette sale ville de Vaubant, de la mort de Célidora, et ces imprécations, ces plaintes, ponctuées de “ m'entends-tu Giulia ”, ce ressassement pathétique où la phrase donne parfois l'impression de presque fondre en larmes, a quelque chose de syncopé, de tout proche, d'intime, qui ressemble au jazz. Yves Ravey a sans doute lu Thomas Bernhard, il en a le goût de la rancune, les haines tenaces. Il a aussi quelques cousins en Amérique, du côté de Richard Brautigan, John Fante.
Le plus étonnant est qu'en passant, mine de rien, vers le milieu du roman, il laisse tout simplement tomber son sujet, se permet de continuer en roue libre avec un beau toupet (“ J'ai toujours dit à mon éditeur, qu'en tout état de cause, du lecteur, je n'en ai rien à faire. Tous ces écrivains qui nous entourent imaginent la réalité à leur avantage, et c'est vrai, souvent, dans le tourbillon de succès que suscitent leurs livres, la réalité est à leur avantage, mais personne n'imagine qu'un écrivain tel que moi écrit toujours dans l'adversité ”), comme pour prouver qu'un livre peut tenir debout par le style seul, sans même le prétexte du “ sujet ”. Pari tenu, certes. Il n'empêche, la fin est un peu faible, moins prenante que le début, le temps où l'on espère encore savoir ce qui est arrivé à Célidora. Parce que les lecteurs de romans désirent moins les tours de force que les histoires qui les emportent. »

Jean-Baptiste Harang (Libération, 6 février 1992)


Adorée Célidora
Cousin Golo répare les flippers et Yves Ravey écrit Le Bureau des illettrés.
 
« Yves Ravey habite au numéro 1 d’une rue, dans une ville. J’ai son numéro de téléphone sous les yeux. Je n’ai qu’à l'appeler. Il me dirait si oui ou non c’est vrai tout ça, si, tout gosse, comme dans La Table des singes (Éditions Gallimard, 1989) il a été élevé en Autriche par un oncle Rodolphe tuberculeux, ça doit être vrai puisque aujourd’hui dans Bureau des illettrés, il le répète. Il me dirait si Golo existe, le bon cousin qui répare les flippers, il me dirait qui sont ces Zwiebel et Sterfuk, éditeurs bien parisiens, et quelle ville se cache derrière cet haïssable Vaubant qu'il hait si bien, que c'est peut-être sa ville, celle où il habite au numéro 1 d'une rue, où il enseigne le français, le dessin. Ça le fâcherait pour plusieurs siècles avec ses voisins.
Il me dirait que sa fille Célidora s'est jetée par la fenêtre d'un immeuble de la Landgasse à Munich. Voilà pourquoi je ne l'appelle pas, on a beaucoup de questions à poser à un écrivain qui écrit un roman sur le thème de “ l'abandon du sujet ” en cours d'écriture, mais s'il venait à vous répondre : “ Ma fille Célidora s'était suicidée, je restais inconsolable. (...) Deux ans auparavant, elle enlevait un premier prix d'interprétation au festival de Maryland (en jouant Scriabine), puis elle se défenestrait dans son appartement de Munich. (...) Célidora était une fille équilibrée et qui réussissait tout ce qu'elle entreprenait, elle interprétait à la perfection les compositeurs russes, dont elle s'était fait en peu de temps une spécialité, c'était donc du côté de son père qu'il fit chercher les causes de ce suicide ”, page 11, voilà pourquoi on ne téléphone pas.
Bureau des illettrés est un livre courageux puisque volontairement décevant, écrit pour décevoir, littérairement suicidaire. Inconstant. Gonflé, et, si on en accepte l'enjeu, réussi. Yves Ravey avait pris la précaution deux ans plus tôt de montrer ce qu`il savait faire avec La Table des singes. Un premier roman touchant et maîtrisé qui sentait son professionnel déjà habile à gommer les trucs de métier : la vie d’une auberge maussade dans une Autriche trop profonde sous le regard d’un enfant. C’est donc en parfaite connaissance de l’art que l’artiste cette fois a gâté le fond de sauce, avec l’habileté qu’il faut pour que le lecteur s’envoie le brouet avec entrain, quand il aura la bouche amère le coupable sera loin.
Andréas Nussbaum, le narrateur est un écrivain ordinaire, c'est-à-dire le meilleur à ses yeux de ces dix dernières années. Il est en froid avec son éditeur qui lui refuse systématiquement ses manuscrits, ses romans comme ses essais sur John Fante. Il enseigne les arts plastiques dans une ville qu’il déteste. Le suicide de sa fille le laisse KO debout, il cesse d’écrire envoie une lettre d'insulte à son éditeur et démissionne de son école. Son cousin Golo le tire de là en lui proposant de monter avec lui une affaire de réparation de flippers. Roulez jeunesse, 30 pages succulentes à la (justement) Fante, avec le cousin Golo dans le rôle du gros rigolo grand cœur et démerdard, les pieds sur terre, encourageant, “ d'autant que pour mon cousin Golo, publier un livre, c'était le vendre, automatiquement, recevoir un prix littéraire, automatiquement. ”, page 34. Deux pages plus loin, apparaît Julia, elle est encore dans la réalité “ fantasque ” du roman, elle est dactylo et vient se faire payer la frappe d'un ancien manuscrit d'Andréas, il avait presque tout oublié, noyé dans son activité nouvelle de réparateur de flippers. En un paragraphe, Julia se transforme, se désincarne pour n'être plus qu'une ponctuation, celle à qui pendant plus de cent pages le narrateur adresse un monologue qui ne la concerne pas. Un monologue d'une méchanceté appuyée qui n'a d'autre but (inavoué) que de faire oublier “ ce cerne de craie, c'était l'âme absente de Célidora que je contemplais en contemplant ce dessin sur le trottoir de la Landgasse ”. Cent pages de colère contre tout et tous, y compris contre la littérature dont pourtant il ne guérira pas : “ Jamais un écrivain tel que moi, qui aurait pu être censé écrire le meilleur roman des dix dernières années, comme je me le figurais dans mes rêves, n'aurait dû avoir à subir l'épreuve de la mort de sa fille ”, page 47, et : “ Je me suis interdit l'accès à toute œuvre littéraire et je resterai ainsi jusqu'à ce que resurgisse un mot dont le son dans ma tête rappellera une note de musique sur le piano de Célidora ”, page 59.
Et plus la haine et la charge d'Andréas Nussbaum à l'endroit de ses contemporains, de Vaubant sont exagérées, injustes, surfaites, plus la méthode est efficace, à l'insu du lecteur comme du narrateur : Célidora (sa mort, le deuil) le sujet même du livre disparaît, au profit de méchancetés concrètes contre les bouchers, les pâtissiers, les majorettes, les intellectuels descendus de Paris et l'adjoint au maire chargé du comité des fêtes. Cette purification par l'invective et une rencontre avec son ancien éditeur remettent Nussbaum sur la voie de l'écriture : “ Je me comporte devant ma feuille de papier comme je me comporte devant les animaux en cage, les gorilles par exemple, l'émotion fait que je suis incapable d'organiser mes idées, de les enchaîner en une suite logique, ma vie se trouble à force d 'observer ces gorilles en cage, tu sais, Guilia, je n'arrive pas à supporter la captivité de ces animaux, j'en viens à penser parfois que ces singes emprisonnés produisent sur moi le même effet qu'une feuille que je ne parviens pas à remplir ”, page 88. Il finit par convaincre que “ l'abandon du sujet était un argument littéraire qui se défendait ”, page 109. Et par tout abandonner en route, sauf le lecteur. »

Claude Prévost (L'Humanité, 15 avril 1992)

« Ce livre de colère et d'amour porte l'ineffable empreinte bernhardienne ; il fait entrevoir aussi les promesses d'une originalité puissante qui trouvera son créneau sans nul doute : l'écriture comme conversation avec la mort. Ambitieux dessein. »

 




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