Critique


Gianni Vattimo

Les Aventures de la différence

Traduit de l’italien par Pascal Gabellone, Jacques Rolland et Riccardo Pineri
Avant-propos de Jacques Rolland


1985
Collection Critique , 208 pages
ISBN : 9782707310491
13.45 €


La pensée s’exerce ici avant tout comme lecture – de Nietzsche et de Heidegger principalement – qui tâche de dégager chez les penseurs ce qu’ils offrent de plus engageant à la pensée. Chez le premier, la critique du sujet métaphysique et de sa quête effrénée du fondement ; chez le second, le démenti infligé à la présence dans sa prétention péremptoire ; dans le jeu des deux, l’enjeu de la “ fin de la métaphysique ” : l’événement d’un être qui ne se laisse plus penser comme présence, stabilité, fondement absolu, mais comme retrait et abîme, qui se donne comme temps et laisse paraître son lien essentiel à la finitude de l’homme, à sa mortalité. À cet être libéré des catégories “ fortes ” imposées par la métaphysique doit correspondre une pensée essentiellement respectueuse qui, sous le titre de “ pensée faible ”, ouvre ici, dans le fil d’une méditation sur la différence, le chemin de son aventure.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Avant-propos – Avertissement des traducteurs – Introduction – Première section : 1. Raison herméneutique et raison dialectique – Deuxième section : 2. Déclin du sujet et problème du témoignage – Troisième section : 3.  Nietzsche et la différence – Quatrième section : 4. La volonté de puissance en tant qu’art. 5. Anadenken. La pensée et le fondement. 6. Les aventures de la différence. 7. Dialectique et différence – Index onomastique

(Robert Maggiori, Libération, 7 novembre 1985)

 Voilà enfin en traduction française l’un des principaux livres de la jeune “ star ” de la philosophie italienne, grand lecteur de Gadamer, Nietzsche et Heidegger. Interprétant le sens de l’œuvre de Heidegger dans les termes d’une philosophie du “ déclin ”. Vattimo s’interroge sur l’exigence “ que l’expérience moderne impose de manière toujours plus nette : l’exigence d’une ontologie gouvernée par des catégories  faibles  ”. Percer les catégories “ violentes ” de la métaphysique traditionnelle, pour retrouver un sujet “ affaibli ” qui doit enfin disponible “ pour une relation moins dramatique avec sa propre mort ”, disponible à l’Autre : le silence de la nature, l’animalité, le corps, la nature, Autrui. 

Robert Maggiori (Libération, 9 janvier 1986)


Vattimo, la pensée faible
Pour la première fois, deux livres de l’une des  stars  (contestée) de la philosophie italienne sont traduits en français. Sur les chemins ouverts par Nietzsche, Heidegger et Gadamer, Gianni Vattimo décrit une composition humaine sans  fondements  et sans destination. Chi va piano.
 
 Gianni Vattimo – la cinquantaine vraiment bien portée, l’œil malin, la parole charmeuse et les cheveux frisés-désordonnés – est sans doute l’un des philosophes les plus en vue en Italie. Cela ne fait pas très longtemps d’ailleurs qu’on le voit – la scène philosophique était presque totalement occupée jusqu’alors par les marxistes, les gramsciens et autres dellavolpiens (ce ne sont pas les membres d’une étrange ethnie, mais les émules de Galvano Della Volpe) – mais aujourd’hui certains disent déjà qu’on le voit un peu trop, sinon qu’on l’a assez vu.
Dans un pamphlet publié récemment, Va’ pensiero (Éditions Einaudi), et qui a suscité, comme titrait un hebdomadaire, maints “ baroufs philosophiques ”, Carlo Augusto Viano, que l’on connaissait pour ses sages études sur la pensée antique, l’éthique et la philosophie du XVIIe siècle, accuse en effet Gianni Vattimo – et toute la “ nouvelle vague ” de penseurs que l’on commence à connaître de plus en plus à l’étranger – de “ faire passer potins et commérages pour de la critique philosophique ” et de noyer le raisonnement sous les flots de paroles, de bons mots et de métaphores tirées par les cheveux. Ce qui, en retour, permettait à Vattimo, furieux, de classer Va’ pensiero au rang des “ immondices ”. Et vlan.
Tout ceci pour dire qu’en Italie, Gianni Vattimo, considéré et traité comme une star des médias, est un philosophe discuté. Élève de Luigi Pareyson, de Löwith et de Gadamer, traducteur du même Gadamer et de Heidegger, spécialiste d’esthétique, professor dans diverses universités américaines et détenteur de la chaire de philosophie théorétique à l’Université de Turin, Vattimo est à la tête d’une œuvre qui, avant que C. A. Viano ne vienne jouer les trouble-fêtes, a alimenté pratiquement toute la critique philosophique de ces dernières années, jusqu’au très récent débat sur la “ pensée faible ” (du nom d’un recueil, Il Pensiero debole, qu’il a dirigé pour Feltrinelli avec Pier Aldo Rovatti).
En France, Vattimo est souvent invité pour des conférences dans les universités ou des débats publics : les spécialistes se souviendront peut-être de sa communication, il y a... vingt ans (déjà ?), au Colloque de Royaumont, sur Nietzsche (Éditions de Minuit, 1966), chaleureusement salué par Jean Wahl et Martial Gueroult, ou, plus récemment – l’été dernier (ah !) – de la discussion enflammée qu’il eut à Beaubourg avec Jean-François Lyotard. Mais, de son œuvre, on ne pouvait trouver jusqu’ici que la traduction de quelques articles, dans Critique ou dans Exercices de patience. Il a fallu attendre (chi va piano...) fin 85 pour que deux de ses livres importants soient enfin traduits : Introduction à Heidegger, aux Éditions du Cerf, et les Aventures de la différence, aux Éditions de Minuit.
Le premier volume date de 1971 (réédité en 1983 par les Éditions Laterza), le second de 1980. Il faudrait les lire dans l’ordre pour pouvoir reconstruire l’itinéraire de Vattimo, même si celui-ci ne pourra apparaître que discret et discontinu au lecteur français, ne disposant ni des premières recherches sur Schleiermacher ou Nietzsche (Il Sogetto e la maschera, 1974) ni des prolongements les plus récents, depuis Al di là del sogetto (Nietzsche, Heidegger et l’herméneutique) jusqu’au tout dernier La Fine della modernità (nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne).
Cet itinéraire, en réalité, est assez complexe, même si les seuls titres des livres laissent voir qu’il tourne essentiellement autour des figures de Nietzsche et de Heidegger, dont les pensées, jointes à celle de Hans Georg Gadamer, servent à Vattimo de “ guides ” pour l’élaboration de ce qu’il appelle son “ ontologie du déclin ”. Le propos général de Gianni Vattimo est en effet de développer les thèses travaillées par Gadamer à partir de la pensée de Heidegger, selon trois axes différents.
Celui, d’abord, de l’élaboration d’une conception de l’être (et de la vérité) apte à le définir sur la base de caractères “ faibles ” et non plus des catégories “ violentes ” (présence déployée, identité, arché, cause première, éternité, évidence, sujet conçu, capacité de maîtrise du monde...) qui ont hypnotisé la métaphysique. Ensuite, celui d’une définition de l’homme en termes de mortalité, de finitude temporelle de l’existence, au sens où la mort, désignée de manière heideggerienne comme l’“ écrin ” renfermant les trésors du passé, les valeurs, l’expérience de vie des générations, l’“ histoire ”, la cristallisation des actes, des paroles, les messages qui nous viennent de la culture et le langage lui-même, peut être la source de ces “ quelques règles qui peuvent nous aider à évoluer de manière non cahotique et désordonnée dans l’existence, tout en sachant que nous ne sommes dirigés vers aucun lieu ”. Enfin, celui d’une éthique que l’on mettra “ sous le signe de la PIETAS pour le vivant et pour ses traces, plutôt que sous le signe de l’action  réalisatrice des valeurs ”.
Parcourir ces trois axes, c’est d’abord, comme le fait Vattimo dans Les Aventures de la différence, opposer la “ pensée de la différence ” – dont Vattimo reconnaît qu’elle s’est surtout développée, outre que chez Heidegger, dans la culture philosophique française, de Derrida à Deleuze, voire Foucault – à la “ dialectique ”, laquelle recomposait toutes les contradictions dans une synthèse unitaire et rassurante. Tenir à la différence, c’est éviter le piège ou illusion que l’une des mille vérités qu’à mesure on découvre soit la “ vérité vraie ” et unique, puisque celle-ci est toujours “ différente ”, ou différée, c’est-à-dire ailleurs. Mais c’est aussi, plus profondément, repérer les présupposés ou les résidus métaphysiques dans les pensées qui ont cru “ se placer en quelque façon au-delà de la  métaphysique ” – Derrida et ceux qu’il inspire sont ici directement visés, pour n’avoir pas bien saisi les suggestions contenues dans la partie finale d’Être et Temps de Heidegger. C’est radicaliser la notion de métaphysique comme “ histoire de l’être ” jusqu’à reconnaître le “ caractère éventuel ” de l’être lui-même et aussi, si l’on ne veut pas que la “ différence ” devienne à son tour une entité métaphysique, le caractère éventuel de la différence elle-même.
Il y eut, sur ce thème, un certain nombre d’équivoques qu’il serait hasardeux de résumer mais dont Vattimo dit que Heidegger himself ne les a pas toujours évitées. Pour Vattimo, reconnaître le caractère “ éventuel ” de l’être signifie que seules des formes “ faibles ” de pensée sont possibles, des formes “ dépotentialisées ”, c’est-à-dire qui ont renoncé aux conceptions “ violentes ” de la raison et de l’être, en tant que présence, sur lesquelles s’était fondée la métaphysique et auxquelles correspondent, par exemple sur le plan politique, les diverses formes de domination, de totalitarisme ou d’imposition de la vérité à tout prix, y compris, précisément, la violence. L’ontologie du déclin, telle que Vattimo l’esquisse, traduit le renoncement à toute prétention de fondement et de fondation, que ceux-ci soient cherchés dans l’ontologie, dans la nature, dans Dieu ou dans l’économie. “ Derrière ” les apparences, il n’y a que des apparences et non un original transcendant duquel participeraient, en perdant à mesure leur réalité, des “ copies ”.
Ainsi tombent les mythes de la transparence, de la “ préhension ” pleine et entière de l’être, de la désaliénation, d’un rapport non-médiatisé avec l’Authenticité, la Réalité, la Chose-Même. Il est vain de chercher un fondement ultime (ou premier) de la pensée et de la raison, en dehors des règles qui viennent à l’homme de la “ culture ”, du langage et dans le langage : de l’être, on ne peut avoir, dit Vattimo après Heidegger, que remémoration, trace, souvenir.
Ces thèses de Vattimo ont souvent suscité des critiques de “ nihilisme ” : s’il n’est aucun rapport immédiat et authentique avec le “ fondement ”, doit-on se contenter de... “ rien ”, étouffer dans l’œuf tout espoir de connaître, de faire le tri entre les propositions vraies et les propositions fausses, de hiérarchiser les énoncés plus ou moins vrais, et se satisfaire des “ jeux de langage ” dont parlait par ailleurs Wittgenstein ? Le soupçon n’est sans doute pas illégitime. Pourtant, on ne trouve, chez Vattimo, aucune complaisance pour le “ négatif ”, aucune propension à se délecter des “ simulacres ” et autres “ pensées du vide ”. Comme l’a fait remarquer Maurizio Ferraris (in Aut-Aut N°182-183), “ si l’illusion est vaine d’aller au-delà des jeux linguistiques qui composent le monde ” pour arriver au Fondement, il est tout aussi vain d’“ espérer que les jeux, libérés du poids du Fondement, des certitudes, de Dieu, puissent se rendre complètement autonomes, en légitimant un  projet  inconditionné et radicalement nihiliste ”.
II ne s’agit pas de faire en sorte que l’“ apparence ” ou la “ simulation ” ou le “ jeu ” réacquièrent la même “ violence ” que les entités “ fortes ” de la métaphysique ! Il s’agit de s’habituer à penser, ni dans la lumière ni dans l’ombre, mais dans l’“ ocillation ”, dans la pénombre – selon l’un des sens probables de la Lichtung heideggerienne.
Voilà ce qu’écrit Vattimo dans Al di là del soggetto : “ II s’agit de savoir si nous réussissons à vivre sans névrose dans un monde où  Dieu est mort  ; c’est-à-dire dans un monde où il est clair qu’il n’y, a pas de structures fixes, garanties, essentielles, mais seulement, au fond, des ajustements. Mais ceux-ci contiennent certaines lignes d’orientation : la tradition, le message qui dans l’expérience de l’humanité nous parle comme cristallisé dans le langage, dans les divers  langages , et donc aussi dans les techniques que nous sommes portés à utiliser, dessine toujours des domaines de choix, des critères de rationalité ou, mieux, de  raisonnabilité  (ragionevolezza). Ce qui s’esquisse ainsi n’est pas une condition désespérée ; à condition que nous montrions face à elle ce que Nietzsche appelle un  bon caractère , une capacité de supporter l’existence oscillante, et la mortalité. C’est à cela que doit nous éduquer la philosophie ”, plus qu’à “ aider la mouche à sortir de la bouteille ”, comme disait Wittgenstein. 

M. N. (La Croix, 21 décembre 1985)


Voyage dans la  pensée nouvelle 
 
 Même quand il ne commente pas Heidegger, Gianni Vattimo vit dans son atmosphère. Si, à côté de lui, il fait place à d’autres penseurs, en particulier à Nietzsche, c’est encore pour les mesurer à son aune. Écrits entre 1972 et 1979, les essais réunis dans Les Aventures de la différence se réfèrent essentiellement à ces deux auteurs, Heidegger et Nietzsche, crédités l’un et l’autre d’avoir modifié de manière essentielle la notion même de la pensée, faisant une critique sans merci du “ sujet métaphysique ” et proposant une aventure à la pensée qui sorte de ses chemins trop battus.
Bien avant Heidegger, la “ pensée nouvelle ” qu’annonce Nietzsche est celle qui a fait son deuil de la recherche d’un fondement ultime. Finies les hiérarchies platoniciennes. La “ mort de Dieu ” signifie d’abord l’exit de toute pensée du fondement. Il lui importe de s’ouvrir au jeu du monde, un jeu gouverné par des règles gratuites et infondées.
Heidegger va dans le même sens, rompant avec la pensée du “ Même ” et libérant ainsi la pensée pour la différence. À la pensée “ violente ”, qui s’exprime dans la volonté de maîtrise et la technique, il oppose, en réagissant par la dissolution du sujet, une pensée exposée. La première ne fait que manifester son insécurité, tandis que l’autre s’ouvre à la condition de toute existence, marquée par la finitude constitutive et la mort. Ayant abandonné les attitudes de défense propres à la métaphysique, la nouvelle pensée vit sous le signe de “ l’authenticité ”.
Les chemins qu’emprunte Vattimo ne vont pas toujours aussi droit au but. Ils traversent des champs philosophiques assez variés, de Gadamer à Habermas, de Hegel, Marx et Wittgenstein à Deleuze et Derrida, etc. On en retiendra les pages pénétrantes sur l’histoire, l’analyse de la crise du témoignage, la critique de la pensée en quête de fondement, le déplacement vers la pensée de la différence. Celle-ci cesse de priviliégier la “ présence ”. Cette “ pensée sans fond ” n’est cependant pas à identifier avec des “ stratégies sans objectifs ” : Vattimo joue Heidegger contre Derrida. 

 

Du même auteur

Voir aussi

*  Nietzsche et la philosophie comme exercice ontologique, dans Cahiers de Royaumont, Nietzsche (Minuit, 1966).



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