Romans


Éric Laurrent

À la fin


2004
96 pages
ISBN : 9782707318657
9.15 €
25 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Dès lors que les médecins pronostiquèrent l'imminence de sa mort, je quittai Paris pour me rendre au chevet de ma grand-mère, hospitalisée près de Clermont-Ferrand. Je m'installai à cette occasion chez mes parents, dans la chambre même où j'avais vécu jusqu'à l'âge de vingt ans. J'y séjournai une dizaine de jours, durant lesquels des souvenirs me reviendraient : l'écriture de ma première œuvre de fiction, ma découverte du plaisir, mon premier chagrin d'amour – et quelques autres encore.

ISBN
PDF : 9782707330697
ePub : 9782707330680

Prix : 6.49 €

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Marie-Laure Delorme (Le Journal du Dimanche, 7 mars 2004)

La grand-mère d’Éric Laurrent
 
« Une matinée de juillet dévolue au travail. Un disque de Bach, un ordinateur portable, un paquet de Lucky Strike. Et puis, tout à coup, le téléphone qui sonne. À la voix de la mère, on devine la mauvaise nouvelle. Elle tombe comme un couperet : il reste peu de temps à vivre à ta grand-mère, il faut que tu viennes au plus vite. Éric Laurrent, dans À la fin, évoque la disparition de sa grand-mère. Et tout ce qui va avec. Les souvenirs tristes et gais. Les premières fois qui annoncent les dernières fois. Les pots de confiture et les roses coupées de près. C’est un récit sur les bulles crevées de l’enfance, la découverte des plaisirs et des déplaisirs de l’amour, les aspirations pas contrariées d’un futur écrivain.
C’est comme tout ce qu’écrit Éric Laurrent : une ironie trempée dans de l’encre noire. À la fin raconte aussi très bien ça : la vie et puis soudainement la mort ; la mort et puis soudainement la vie. Ce n’est pas que l’on avait pas vu venir les heures d’hôpital, l’enterrement loupé, le vide à combler. C’est même le contraire. On l’avait si bien vu venir qu’on avait fait en sorte de l’oublier.
Le narrateur quitte immédiatement Paris pour se rendre au chevet de sa grand-mère. Les médecins lui donnent moins d’une semaine à vivre. Elle se trouve, au service des “ longs séjours ”, dans un institut médicalisé près de Clermont-Ferrand. Le narrateur s’installe, chez ses parents à Courbourg, dans son ancienne chambre. Tout y est à l’identique. Le papier peint, les livres, le lit à une place. Éric Laurrent, né en 1966 à Clermont-Ferrand, restitue le grotesque et le bouleversant des situations dramatiques. Les phrases de consolation du style “ on y passera tous ” qui plombent encore un peu plus l’atmosphère, les sanglots hoquetants dont on n’imagine pas un seul instant le tarissement, le prêtre incapable de prononcer correctement le nom de la défunte, l’enfance sortie du bois, le souvenir des au revoir qui sonnaient déjà comme des adieux, l’envie de faire l’amour. Et puis toujours, et d’une certaine manière heureusement, les paroles quand il faudrait le silence.
L’auteur de Liquider (Éditions de Minuit, 1997) et de Dehors (Éditions de Minuit, 2000), connu pour ses parodies de genre, fait ici un petit pas vers l’intime. Son écriture ciselée est cependant une perpétuelle mise à distance. Le style d’Éric Laurrent se balade au bord de l’implosion. Utilisation de mots rares, parenthèses à foison, rythme de montagnes escarpées. Le regard est avoué. Le retrait est demandé. Le monde est décortiqué. L’auteur ouvre une à une les malles aux trésors de nos sentiments. C’est si juste : la période de deuil non respectée parce que le deuil a été vécu lors de l’agonie par un simple phénomène d’anticipation. La mort de la grand-mère n’est pas une occasion pour mieux pouvoir se dire. Son existence, inextricablement mêlée à celle des autres, contient beaucoup plus qu’elle-même. Sa disparition ouvre et ferme une période de la vie du narrateur. C’est ce double mouvement qu’il raconte. »

Daniel Martin (Lire, avril 2004)

En rupture de genre
Éric Laurrent entame une nouvelle période, détaché désormais de la parodie et davantage tourné vers l’observation de soi.
 
« Dans À la fin, son septième roman, Éric Laurrent raconte comment, l'été dernier, il a dû quitter Paris pour revenir en Auvergne au chevet de sa grand-mère mourante. Un séjour au cours duquel il a été soumis à des émotions fortes et contradictoires. Celles que procurent un profond chagrin et des retrouvailles heureuses avec des proches, mais plus encore des lieux “ où l'on eut dit que le temps s'était arrêté ”. Un passé dans lequel il a retrouvé le milieu populaire de ses origines, son ascendance italienne, un goût très prononcé pour les mots rares et son premier geste d'écriture qu'il relate de manière à lier la jouissance physique au plaisir des mots pour que finalement “ du sperme à de l'encre ” se trouve mêlé. Dans le regard d'une femme, “ malgré les années et les bouffissures érythémateuses ”, il a aussi retrouvé la mémoire de son premier amour, qui fut cause d'un premier chagrin... Des notations importantes pour un écrivain qui s'emploie à disséquer le fait amoureux et sait rendre avec beaucoup de finesse le cheminement du désir et son accomplissement, les désillusions qui s'ensuivent. Tout un pessimisme formel que la proximité de la mort remet en cause : le narrateur devient un spectateur, soudainement pris d'une nouvelle vitalité parce que secrètement effrayé.
À la fin
marque une rupture dans l'œuvre d'Éric Laurrent. Bien que tout ne soit pas remis en cause. La forme reste inchangée. Une phrase ample et longue, riche en parenthèses, inserts et digressions ; un vocabulaire précis à friser la préciosité.
La différence vient de ce qu'il parle de lui : la “ fin ” du titre s'applique autant à celle de la grand-mère qu'à l'achèvement d'une première période où la question du style était primordiale, où il travaillait en se référant à Proust, Flaubert, Claude Simon, écrivant du polar ou des romans d'espionnage pour les détourner, les parodier. Ce qui a donné Les Atomiques ou Liquider : “ Des romans que je ne renie pas, car ils ont le grand mérite de m'avoir appris à écrire, un peu comme on fait ses gammes ”, explique aujourd'hui le romancier, né en 1966 à Clermont-Ferrand, où il a vécu et fait des études de lettres, avant de s'installer à Paris à la parution de Coup de foudre, son premier titre, en 1995.
Maintenant qu'il estime avoir “ maîtrisé ” son style, Éric Laurrent veut un autre “ contenu ”. Apporter “ plus de gravité, de profondeur ” à ses textes. “ La rupture s'est produite lorsque j'écrivais Ne pas toucher, mon précédent roman. Je me suis soudain senti détaché de ces ouvrages parodiques que je trouvais finalement superficiels. J'ai eu envie d'aller dans une direction plus autobiographique que je n'avais fait qu'esquisser dans Remue-ménage et Dehors, avec le personnage de Félix Arpeggione... Il se trouve que ma grand-mère est morte à ce moment-là. Précipitant le processus en cours. ”
Un changement qui s'accompagne d'un double apport, celui de la psychologie et du sentiment, “ ce que je m'étais toujours refusé à faire, dit-il. Je crains que ce soit une démarche assez réactionnaire... En tout cas, très contraire au Nouveau Roman qui a fait partie de ma formation et me servira de garde-fou. Je sais que je ne m'autoriserai pas tout. ” Et pour confirmer que la page est bel et bien tournée, il ajoute : “ Mon projet n'est pas d'écrire quatre-vingt-dix pages seulement. Mais beaucoup plus. Quelque chose de comparable à La Recherche. Je le dis avec beaucoup de prudence. J'aimerais pouvoir ajouter d'autres fragments à ce premier, les relier par un narrateur qui soit à la fois moi et un autre. Aller au plus près de ma vie, des faits. Du réel. De cette profondeur dont je parlais. ”»

Fabrice Gabriel (Les Inrockuptibles, 10 mars 2004)


Tous comptes faits
Éric Laurrent laisse un peu tomber son maniérisme pour se raconter plus directement : le sexe, la grand-mère et la mort, dans un roman intime et réflexif, petite perle d’humour et de tendresse.
 
« Éric Laurrent aurait-il changé ? Celui qu’on surnommait dans son enfance “ le chinois ”, ainsi qu’on l’apprend dans son nouveau livre, À la fin, ne laisse certes rien paraître d’une quelconque métamorphose… Il est installé dans son bar habituel de la rue Oberkampf, à Paris, où l’on se souvient de l’avoir rencontré déjà, devant quelques livres et pas mal de verres. Il se montre pareillement aimable, parfois presque précieux, à peine un peu plus grisonnant aux tempes, peut-être. Il dit qu’il fume beaucoup moins, mais porte quelques bagues de plus : des broutilles. C’est toujours un jeune homme terriblement sympathique, volontiers séducteur, mais voilà : il s’est mis à écrire sur son petit moi.
À la fin
semble rompre en effet avec un certain esprit narratif, ludique et distancié, qui caractérisait ses six livres précédents : en moins de cent pages, on y découvre une sorte d’autoportrait écrit à la première personne, livré à l’occasion d’un voyage de retour vers les terres clermontoises de l’enfance. Le prétexte – à la fois personnel et éminemment proustien – en est l’agonie, puis la mort, de la grand-mère, racontée avec un souci presque désespéré de la précision lexicale, sans pathos, au risque même d’un étrange humour décalé. Éric Laurrent aurait-il été piqué à son tour par le démon de l’autofiction ? “ Avec Ne pas toucher, mon livre précédent, s’explique-t-il, j’avais le sentiment d’être parvenu au bout de quelque chose, et j’avais peur de reproduire un peu une même recette. Je n’étais pas vraiment animé par un souci autobiographique, mais alors que je m’étais toujours défini comme un formaliste, quelqu’un qui n’a rien à dire, j’ai eu envie pour la première fois d’être plus grave. Peut-être est-ce un effet de l’âge ? Je me sentais peut-être un peu moins sot, en tout cas je voulais me risquer à l’émotion, et il se trouve qu’à ce moment-là, ma grand-mère est morte… ”
Il ne faudrait pas croire pour autant que À la fin est un livre uniment triste, larmoyant par complaisance, confit dans l’égotisme : si Laurrent en parle avec une certaine gravité, avouant y avoir travaillé plus durement sans doute que sur ses autres romans, il ne dissimule pas la part de plaisir et d’invention qu’on y devine sans peine. C’est là d’ailleurs ce qui fait tout le prix de ce roman atypique : on a le sentiment qu’un virtuose s’y confronte à l’essentiel, qu’un styliste bavard s’y met soudain à pleurer des larmes sèches. Comme si le collectionneur de mots rares, parfois si agaçant du fait de son maniérisme trop affiché, presque laborieux, mettait son système d’écriture à l’épreuve de ce qui échappe à toute nomination simple : la mort. Les adjectifs ont beau être précis et les termes toujours parfaitement techniques, quelque chose se refuse quand il faut dire l’agonie d’une grand-mère, les sentiments mêlés de temps perdu, de retour à l’enfance dans la chambre du pavillon familial, où l’on retrouve aussi de vieilles revues de charme… L’auteur, depuis toujours amateur d’érotisme, se réjouit en effet de réunir encore une fois Eros et Thanatos, qui s’acoquinent dans son récit comme les Bouvard et Pécuchet du poncif autobiographique. Jouer avec les clichés est bien sûr le meilleur moyen de s’en prémunir : “ En plus de la peur d’être mièvre, avoue Laurrent, j’avais en écrivant ce livre la hantise constante du lieu commun ”. Parler de son moi ne va certes pas de soi, et il vaut mieux avoir conscience de ses devanciers en ce domaine : Claude Simon, par exemple, modèle avoué, ou même l’illustre Chateaubriand dont le Combourg natal se trouve ici changé en un “ Courbourg ” imaginaire et vaguement calamiteux.
Cela dit, À la fin n’a pas exactement le ton des Mémoires d’outre-tombe : s’il fallait y trouver l’influence d’aînés plus ou moins lointains, ce serait plutôt au Rousseau des Confessions que l’on penserait, pour le goût du “ dangereux supplément ” et les motifs sexuels récurrents, ou même au Leiris de L’Âge d’homme, pour une certaine mythologisation de l’érotisme adolescent, sensible dans la fascination précoce et inspirée pour les organes génitaux féminins.
Dans ce registre, la scène de bravoure du livre est sans doute celle qui raconte la révélation conjointe du plaisir physique et du bonheur d’écrire, dans un élan remémoratif aussi savoureux qu’euphorique : le narrateur se rappelle son premier orgasme, atteint alors qu’il était en train de rédiger une nouvelle érotique en se caressant sous son bureau d’adolescent… “ Ce n’est pas une invention, s’exclame Laurrent en riant. J’ai d’ailleurs commencé le livre par là, en m’amusant à récrire la nouvelle que j’avais composé à l’époque et qui est évidemment perdue. Je me disais : voilà au moins une chose singulière, qui n’a jamais été racontée auparavant. J’en avais souvent parlé autour de moi, et je pense finalement que ce qui a présidé à ce livre, aussi ridicule que cela puisse paraître, part de ce simple désir-là : j’avais envie de parler de moi. Tout bêtement. ”
Impudique mais bon fils, Laurrent avoue enfin qu’il n’a pas encore osé donner le livre à ses parents. Ce qui peut surprendre, car l’image qu’il donne de la famille est assez idyllique, à rebours de ce qu’on a pris l’habitude de lire dans beaucoup d’autofictions revanchardes. “ Comme n’importe qui, admet-il, j’aurais pu écrire des saloperies sur ma famille, et du reste, il m’est arrivé parfois de dire des choses pas très gentilles, que je n’ai pas gardées. C’est vraiment une volonté délibérée de ma part : je ne voulais dire du mal de personne, je trouve que la méchanceté et la littérature font rarement bon ménage, je n’aime pas ce genre de règlement de comptes. ”
De fait, on pourrait presque reprocher au livre de se cantonner dans l’évocation gentillette et somme toute ordinaire d’une famille du centre de la France, parfaitement représentative de la classe moyenne, sans histoire saillante, à peine soucieuse de ses origines italiennes… Ce serait oublier l’espèce de folie – pas seulement lexicale – toujours sensible sous le prose de Laurrent, travaillée par des modèles musicaux et des obsessions picturales, qui vont ici de Bach à Courbet en passant par des références plus contemporaines, peut-être plus voilées. L’ensemble réussit en tout cas à constituer ce qu’on appellera une expérience d’écriture réussie : ou comment un écrivain doué, sensible à son temps mais obsédé surtout par l’impossible perfection formelle du roman pur, s’est risqué sur des terres qui n’étaient pas les siennes – plus intimes et plus réflexives. S’aventurant sur ce terrain, vierge pour lui mais miné par la tradition, il se pourrait bien au fond qu’il se soit retrouvé : comme on s’en doutait, Éric Laurent n’a pas vraiment changé. Et c’est tant mieux. »

Jean-Claude Lebrun (L’Humanité, 1er avril 2004)

Les trésors de la langue
 
« Les lecteurs pressés, ou trop peu attentifs ; ne verront certainement dans le dernier roman d'Éric Laurrent – un mince volume d'à peine cent pages – qu'un brillant exercice de style. Une manière de nouvelle démonstration d'une virtuosité qu'on lui connaissait déjà. Avec des préciosités, des afféteries de langage, des recours réguliers et ostensibles à des mots rares ou passés de mode. Cela pourrait ressembler fort à une provocation, à l'heure où certains somment le roman de mettre en veilleuse ses interrogations sur l'écriture comme instance de représentation, et l'enjoignent de revenir aux recettes du bon vieux réalisme. Ce septième roman paru depuis Coup de foudre, en 1995, témoigne en fait d'une remarquable continuité. Et approfondit seulement un peu plus un choix esthétique opéré dès l'origine : l'écriture considérée comme un art, un façonnage extrême de la langue, et capable ensuite d'apporter de la distinction et de la beauté dans ce qu'elle capte du quotidien du monde. On se situe là aux antipodes d'une littérature d'engagement ou de critique sociale. Mais on sait, depuis Heinrich Heine, que les roses ne sont pas moins nécessaires que le pain pour donner à l’existence son sens plein.
Voici donc un narrateur, en évident alter ego de l'écrivain, par une journée estivale installé à sa table de travail, entouré des objets familiers qui apaisent et contentent son regard, dans la pièce qui lui sert de salon et de bureau, en surplomb du boulevard de Belleville, qu'il aperçoit d'ailleurs à travers les volutes et torsades en fer forgé de son petit balcon, tandis que plus haut lui apparaît un ciel comme fixé sur la toile de quelque maître du XIXe siècle et que, pour faire pièce aux bruits du dehors, s'élèvent puissamment les harmonies de la chaconne de la deuxième partita en ré mineur pour violon, BWV 1004, de Jean-Sébastien Bach, une alternance de “ polyphonies poussées jusqu'à la grandiloquence ” et de “ monodies murmurées jusqu'au silence ”. Vingt-deux lignes d'une seule coulée, en guise d'ouverture. Et le programme déjà clairement énoncé retrait, mise à distance, affirmation de l’écriture, esthétisation du réel. Sauf que ce monde presque parfait, cette bulle d'équilibre et de sérénité, n'est pas à l'abri d’une dissonance. Celle qui par exemple survient au terme de la soixante-troisième ligne, sous la forme d'une sonnerie téléphonique. La vie, la vraie, la tangible, la douloureuse, se rappelle au bon souvenir de l'écrivain et de son art.
Près de Clermont-Ferrand, sa ville natale, sa grand-mère vient d'être hospitalisée. Ses parents, qui pressentent le pire, l'alertent et lui demandent de faire le voyage. Il remontera vers Paris une dizaine de jours plus tard, quand la vieille dame, dans leur maison de l'ancienne cité ouvrière “ qui jouxtait naguère les usines Michelin ”, aura rendu son dernier soupir. Ces dix jours, s'ils n'auront pas ébranlé le monde, auront du moins suscité en lui quelques sérieuses perturbations, dont il lui faudra venir à bout, devant des feuilles blanches, à peine installé dans le train qui le reconduira vers la capitale. Aux volutes du fer forgé se substitueront alors les signes précieusement calligraphiés sur le papier. Toujours l'omniprésence de l'esthétique, mais chargée désormais d'un peu plus de vie. Le roman s'inscrit précisément dans cet espace ouvert entre la séquence de l'appartement de Belleville et la scène dans le wagon du retour. Car des souvenirs sont revenus, des remémorations se sont opérées, un passé peut-être enfoui est redevenu visible. Les trémulations de la vie, comme jamais peut-être chez Éric Laurrent, emplissent le livre de leurs ressauts et de leurs ondes, avec des aperçus sur ce que furent l'enfance et l'adolescence, sur l'ombre dévorante de Michelin, sur la transformation de la cité ouvrière immense en lotissement, sur les origines italiennes de la grand-mère, sur les premiers émois sentimentaux, les débuts de l'écriture. Tous évoqués, et portés au-dessus d'eux-mêmes, dans une langue minutieusement choisie et ouvrée, sertie de mots improbables et rares, qui nous rappellent que le français fut longtemps l'idiome de la courtoisie et de la conversation les plus raffinées.
Dix ans durant, entre sa dixième et sa vingtième année, le narrateur avait consigné dans un cahier des mots inconnus, dont il notait l’étymologie et faisait régulièrement la lecture. Un lexique dans lequel l’écriture allait ensuite largement puiser. Comme dans un réservoir mêlant l’ancien et le moderne, pour dire au plus près, dans leurs plus infimes nuances, les sensations, les émotions et les pensées. Pour faire, en somme, de la vie, une œuvre littéraire. »

Éric Loret (Libération, 6 mai 2004)

« L’œuvre d’Éric Laurrent (il en est à son septième roman) tendait vers le rien. Vers la démolition sardonique du récit. On craignait qu’à la fin ne tournât en rond, se fit inatteignable, reclus dans sa forteresse vide. Après deux ans de silence, il revient avec un récit bref qui, c’est une première, se tourne vers l’intérieur au lieu de s’atomiser au-dehors. À la fin prend une forme autobiographique, on peut croire qu’il l’est (mais peu importe, cependant).
La beauté des textes d’Éric Laurrent tient à ce qu’ils cherchent, qu’ils sont fuyants. Il donne l’impression depuis presque dix ans de tâtonner, de cheminer vers une façon de dire le monde, la difficulté du sentiment des choses. À la fin commence comme à l’habitude, par un trop-plein de la langue opposé à l’inconsistance du réel. Vocabulaire confit fin-de-siècle, sous un ciel “ humide et hyalin ”, ce que le narrateur appelle un peu plus loin sa “ lexicophilie compulsive ”. On penserait volontiers que Laurrent à l’âme médusée, qu’il souffre d’une incapacité à envisager la réalité autrement que comme minérale, en miettes, semblable à sa syntaxe brisée, “ une tasse de porcelaine blanche, à l’émail craquelé, emplie aux trois quarts de café, dans le disque noir de laquelle, que festonnaient de petites bulles semblant des perles d’or et parcouraient des volutes de vapeur, se reflétait mon visage ”. Frappe entre autres un même lexique ornemental appliqué à la mort comme à la vie : Laurrent utilise par deux fois l’adjectif “ mouluré ”, la première pour décrire les mains d’une presque morte, la seconde à propos de la “ carnations des vulves ”, elles bien vives.
C’est donc l’histoire d’un homme dont la grand-mère va mourir. Il revient chez ses parents, s’installe une dizaine de jours à Clermont-Ferrand, pendant lesquels lui reviennent quelques souvenirs d’enfance et d’adolescence : “ l’écriture de ma première œuvre de fiction, ma découverte du plaisir, mon premier chagrin d’amour ”. La description de l’agonie, on l’a dit, est encore marquée par une impossibilité, une tétanie de la langue qui n’est pas sèche mais plutôt convulsionnaire, clinquante, quoique dépourvue de l’ironie qui la soutenait dans les précédents textes de Laurrent, qui sonne faux. Puis, ô miracle, c’est en ouvrant la porte de la mémoire qu’À la fin paraît trouver la tonalité juste, c’est-à-dire l’accord qui manquait jusque-là avec le monde. Volontiers, on dirait vulgairement que le texte “ se lâche ”. Pourtant, à y lire de plus près, de curieux échos proustiens se mêlent à cette langue du souvenir. L’embrayeur est une “ maman ” qui, page 34, fait irruption en place de “ ma mère ”. Puis se déploie un festival de subordonnées emboîtées où ahanent quelques incises bien asthmatiques (“ …pièces que j’escamotais par un tour de passe-passe pour leur en substituer d’autres, de moindre valeur, que, tout en ayant soin, il va de soi, de les soustraire à la vue de maman, je projetais ensuite très fortement dans le fond de la corbeille que nous tendait l’enfant de cœur, afin qu’elles parussent plus lourdes… ”). Peu après, il aperçoit une femme derrière un muret qui lui remémore toute “ une bande de petites filles ” en fleurs, jadis en route pour la piscine (à défaut de plage). Il n’est pas jusqu’au nom de la (grand-mère) disparue qui ne subisse “ toutes sortes de métathèses ”, peut-être du genre de celles qui faisaient d’(A)lberti(n)e une potentielle (G)ilberte…
Rien pourtant du pastiche là-dedans. C’est plutôt que Laurrent parle la littérature comme d’autres le français. Il combine des styles plutôt que des mots, se méfie du réalisme, mais devient mystique à force de n’être pas croyant. Les souvenirs d’enfance de son narrateur paraissent sortis de la mémoire des autres. Ils n’en sont pas moins, pour une fois dans son œuvre, curieusement émouvants. Mais qui a dit que la littérature, même ainsi instrumentalisée, n’était pas un moyen de toucher le monde ? »

 




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